Bienvenue dans 20 sur 20, le podcast de L’Express Education. Philippine Dolbeau, entrepreneure, conférencière et animatrice télé, y accueille des personnalités du monde de l’éducation, des hommes et des femmes inspirants venus livrer leurs réflexions sur l’école d’aujourd’hui et de demain. Alors, qu’ils soient chercheurs, entrepreneurs de la EdTech, professeurs, parents, politiques ou même philosophes, tous partagent la même volonté de transformer l’éducation et de préparer la nouvelle génération aux défis de demain. Chaque semaine dans 20 sur 20, nous découvrons ces acteurs qui font bouger les lignes de l’éducation.
Dans cet épisode, Philippine Dolbeau rencontre Marie-Christine Levet, qui possède un parcours remarquable : passée par Andersen Consulting, Disney et PepsiCo, elle est diplômée d’HEC et a dirigé Lycos et Club Internet, avant d’endosser de nouveaux habits d’entrepreneure avec Educapital. Habits qui semblent tailler à la perfection à la vue du succès de cette aventure qui est désormais la sienne…
Qu’est-ce qui vous touche particulièrement sur le sujet de la Edtech ?
Marie-Christine Levet : Je suis à la fois un pur produit de la méritocratie française et un pur produit du digital. C’est deux choses qui me caractérisent et c’est finalement l’Edtech qui est l’intersection de ces deux mondes. L’école m’a tout donné. J’ai eu mon bac au lycée des Mureaux. C’était une professeur de mathématiques qui m’avait dit que je devrais faire une prépa HEC, alors que mes parents voulaient que je choisisse le métier de pharmacienne. L’école m’a permis de commencer dans un monde digital récent à l’époque. J’avais fait l’INSEAD, après HEC, et je voulais travailler dans les médias. J’ai connu Internet, qui donnait accès à toutes sortes de choses. […] J’ai démarré avec l’implantation de Lycos en France, en 1997. On est devenu le premier portail en France. On a laissé rentrer ensuite un acteur qui s’appelait Google, car Lycos a cessé de se développer. C’est à ce moment que j’ai compris que le Web, est une technologie et qu’il faut être très performant sur ces produits.
Ensuite, j’ai repris Club Internet. Je l’ai développée, elle est passée de 80 millions à un peu moins de 400 millions. J’ai fait par la suite un passage par les médias dans le but de les rendre digitaux avec le Groupe Tests. J’ai découvert ce formidable métier du capital investissement, du capital risque, c’est donc investir dans de jeunes entreprises où j’ai participé à la création de Giana Capital avec Marc Simoncini. Avec mes enfants en primaire, je me suis rendue compte que la société dans laquelle on vit, devient de plus en plus digitale, alors que finalement le secteur de l’éducation s’en prive. C’est à ce moment que mon envie de faire du sens a rejoint ma connaissance de ce secteur des nouvelles technologies.
Pour développer l’innovation dans le secteur de l’éducation et de la formation, vous avez monté ce qu’on appelle Educapital.
Marie-Christine Levet : Educapital, c’est un fonds d’investissement dédié au secteur de l’Edtech, qui représente l’éducation et la formation. Comment on investit sur le capital humain depuis la petite enfance jusqu’au monde du travail, avec la formation professionnelle et la formation continue en passant par l’école et l’enseignement supérieur ? L’objectif est d’investir dans des startups qui transforment ces secteurs par une innovation technologique, pédagogique… Le fonds d’investissement prend des participations minoritaires dans les sociétés et les accompagne. On a créé un premier fonds d’investissement en 2017, un fonds de 50 millions d’euros et un deuxième fonds en 2023, de 150 millions d’euros. Nous sommes le plus large fonds européen dédié à ce secteur de la tech. C’est un secteur qui s’est fortement développé aux États-Unis et on n’avait encore rien en Europe.
Comment mesurez-vous l’impact que vous avez auprès de ce secteur ?
Marie-Christine Levet : On est ce que l’on appelle un fonds à impact. On mesure des indicateurs d’impact parce que l’on estime qu’une société dans l’éducation ne sera performante que si elle sert à ses élèves, que si elle les aide à progresser, à avoir de meilleures notes ou à trouver leur débouché, se former, avoir une certification. L’impact et la performance financière dans l’éducation sont fortement corrélées.
Quelle est votre définition de l’impact ? Quel est son importance et influence sur la stratégie d’investissement ?
Marie-Christine Levet : Lorsque l’on fait de l’éducation, on fait de l’impact, mais on le mesure sur trois critères. Le premier, c’est ce qu’on appelle le reach, c’est l’ampleur de notre investissement. L’avantage premier du digital est d’atteindre une large audience. Le deuxième critère, c’est de mesurer un impact d’inclusion. Le but du digital est souvent de réduire les prix, cela permet d’inclure une population qui n’aurait pas accès à un service qui permet d’inclure des élèves décrocheurs. Grâce au digital, ils se reforment et gagnent une certification et peuvent retrouver un emploi. Le troisième concerne l’impact de l’apprentissage du digital.
Quelles sont les startups les plus prometteuses de votre portefeuille ?
Marie-Christine Levet : On a investi dans l’UNI, la petite boîte à histoire qui développe la créativité des enfants sans écrans. C’est un sujet important. L’UNI permet d’avoir un outil interactif qui développe la créativité, mais qui ne possède pas d’écran. Ensuite, nous avons investi dans Lalilo. Une organisation qui fait son chemin aux États-Unis, utilisant de l’intelligence artificielle pour apprendre aux enfants à lire. On a investi aussi dans Evidence Bay, qui fait la même chose pour les maths, le français et les langues. […] Concernant l’enseignement supérieur, on a une société très intéressante au Danemark, l’App Store, qui permet de faire de l’apprentissage des sciences par la réalité virtuelle.
Il y a beaucoup de sociétés qui permettent de former des gens qui ont décroché à l’école ou qui ont besoin de se reformer, pour retrouver un emploi qui leur correspond mieux. LiveMentor fait de la formation à l’entrepreneuriat. En Allemagne, une université très intéressante, Tomorrow University, permet de se former sur tous les sujets d’entrepreneuriat et de sustainability. On a beaucoup de sociétés très différentes les unes des autres. Et pour finir, je pourrais parler de Prépli, qui est une plateforme d’apprentissage des langues présente dans 150 pays, qui permet de s’entraîner grâce à un tuteur dans le monde entier et de se perfectionner en langue.
Quels sont les profils des entrepreneurs de la Edtech ?
Marie-Christine Levet : Les entrepreneurs qui viennent dans ce secteur ne créent pas une société seulement pour réussir. Ils sont vraiment motivés. C’est souvent des personnes qui auraient pu faire fortune ailleurs, aller dans la Fintech, … Ils ont en général un parcours avec une expérience d’éducation forte et ils ont envie de redonner à la société ce qu’elle leur a donné. Ils ont envie d’apporter une valeur ajoutée, un changement dans ce monde de l’éducation et d’apporter leurs pierres à l’édifice.
Quels sont les principaux obstacles à la croissance du marché de la Edtech en France ?
Marie-Christine Levet : Le marché de la EdTech est différent selon sa place dans la formation continue, la formation professionnelle ou l’école. Ce qui est très difficile en France, c’est l’école. Le monde de la formation professionnelle en France, n’a rien à envier à nos voisins européens ou même américains. […] Les entreprises dépensent des budgets pour former leurs collaborateurs. La formation continue est aussi très forte en France. […] Mais aujourd’hui, on n’a pas encore un marché EdTech de l’école primaire. C’est un marché encore compliqué et centralisé, où les sociétés vivent de subventions. Le gouvernement n’a pas réellement créé les conditions de marché, à la différence de beaucoup de nos voisins européens. Les États-Unis investissent énormément dans leur système éducatif. C’est ce marché EdTech du primaire jusqu’à l’enseignement supérieur qui doit être modifié pour permettre aux sociétés d’avoir un business model viable. […] L’Europe a commencé à prendre du retard, mais s’est maintenue l’année dernière sur le plan d’investissement par rapport au niveau mondial. Je suis optimiste sur la suite.
Selon vous, comment créer les conditions de ce marché ?
Marie-Christine Levet : Je milite fortement pour laisser beaucoup plus d’autonomie aux professeurs, comme au Portugal, en Angleterre, dans les pays nordiques. Il y a un énorme sujet de revalorisation du personnel enseignant. […] Il faut de plus en plus fusionner les budgets papier et numérique. Certains professeurs aiment utiliser un livre et il ne faut pas les contraindre à utiliser autre chose. Les résultats d’apprentissage des langues avec du numérique n’a rien à voir. Il faut sortir un peu de l’approche très centralisée. […] Il faut créer les conditions d’un marché pérenne où le professeur ait beaucoup plus de liberté.
Comment voyez-vous évoluer l’écosystème de la EdTech dans les 10 ans à venir ?
Marie-Christine Levet : La révolution de l’IA est en train d’avoir lieu. C’est un bouleversement dans le secteur de l’éducation parce qu’elle permet de faire un apprentissage personnalisé, de donner des exercices adaptés, pour de nombreux élèves. Chacun a finalement son propre parcours d’apprentissage et peut progresser à son rythme. Cela permet d’éviter les groupes de niveau et de stigmatiser les élèves en difficulté. On essaye de trouver de la motivation chez l’élève en le faisant toujours progresser. Cela fonctionne un peu comme les jeux vidéo, où il faut progresser à chaque niveau. L’étape suivante, c’est l’avatar IA, avec qui on va pouvoir dialoguer de manière personnalisée et qui va aider dans l’apprentissage avec un parcours personnalisé. L’intelligence artificielle va jouer un impact majeur dans le secteur de l’éducation. […]
Quel regard posez-vous sur ces entreprises françaises qui partent à l’étranger pour se développer ?
Marie-Christine Levet : Dans la vie d’une entreprise, c’est normal une fois bien développée d’aller à l’étranger. Sauf que dans les tech, c’est un peu trop tôt. Si on prend deux cas différents, la société 360Learning, a atteint une cinquantaine de millions d’euros en France. Aujourd’hui, elle part aux États-Unis et c’est tout à fait normal. Ce qui se passe dans l’EdTech, c’est qu’il n’y a pas encore de marché local. Comme on n’a pas structuré un marché, les sociétés vivent d’appel d’offres en appel d’offres, de subventions en subventions. Elles ne doivent pas partir trop jeunes à l’étranger. C’est dur d’aller à l’étranger. Les États-Unis n’attendent pas les sociétés françaises.
Nous aurions aimé que Lalilo se développe plus en France avant de partir. […] Ils se sont développés au même moment en France et aux États-Unis. […] Ils se sont fait racheter par un éditeur américain. Tant mieux pour eux mais cela serait bien de se développer en France. […]
Cette question de marché, c’est plus une question de volonté politique ?
Marie-Christine Levet : C’est une volonté politique. Il y a quand même eu des choses très positives. Il y a eu des programmes d’investissement d’avenir qui ont aidé les sociétés françaises à financer leur investissement en recherche. Les régions se sont emparées du sujet et ont commencé à agir. […] La région Île-de-France a vraiment fait des initiatives très intéressantes sur tous les lycées parisiens et de la région parisienne, mais le marché est encore lent. Il faut un déblocage politique et une volonté politique forte. Cela passera quand même par cette liberté pédagogique accrue et par une plateforme où les professeurs pourront choisir la ressource dont ils ont besoin. […]
Qu’est-ce qui se passe vis-à-vis de l’addiction des jeunes aux écrans ? Peut-on le relier à l’actualité de l’enseignement ?
Marie-Christine Levet : Il y a une énorme hypocrisie. On place les écrans sur le banc des accusés mais ce n’est pas les écrans qui sont mal en soi. Les écrans prennent de plus en plus une place importante dans notre vie à tous, mais c’est plutôt l’usage que l’on en fait qui doit poser question. Le drame chez les adolescents, ce sont les réseaux sociaux et surtout Tik Tok. Ce n’est pas les exercices de mathématiques pendant une demi-heure qui vont rendre addict, ni l’application d’apprentissage des langues. Aujourd’hui, il faut clairement encadrer le temps d’écran des adolescents sur ces réseaux sociaux. On a besoin de l’Europe car on ne peut pas le faire au niveau d’un pays. On doit faire face à des mastodontes qui ont des lobbies très puissants.
Quand on met de l’écran en classe, c’est sous la supervision du professeur, c’est lui qui contrôle le temps d’écran et qui l’utilise à bon escient. Le professeur fait sa classe de manière classique, et au lieu de finalement donner le même exercice à tout le monde, chacun a son petit exercice d’étude de cas qui lui correspond. […]
Est-ce que vous pensez que les écoles et les enseignants joueront un rôle différent dans le futur ?
Marie-Christine Levet : Je suis convaincue que le diplôme à vie que l’on a eu est fini. En France, il y a une éloge des diplômes, alors qu’aux États-Unis, c’est l’expérience professionnelle qui compte. Par contre, il faut un diplôme mais après, je pense que les gens vont alterner des périodes de formation, de salariat, d’entrepreneuriat. Il faudra se former tout au long de sa vie, puisque les choses avancent très rapidement. À un moment donné, vous aurez besoin de vous reformer. Je crois beaucoup à la formation continue en ligne pour les adultes. […] À l’âge adulte on peut se reformer, acquérir des compétences supplémentaires, se former avec les meilleures universités du monde entier.
Nous avons par exemple investi dans une université en Allemagne, totalement numérique, qui permet de former des masters sur tout ce qui est sustainability. On a investi en France dans une société qui s’appelle UPSO, une académie qui permet de se reformer. C’est souvent des gens qui ont abandonné très tôt l’école ou qui sont en période de chômage et qui, grâce à ces formations et ces certifications trouvent un emploi. Demain, je pense qu’on fera beaucoup plus de métiers dans une vie. L’avenir de l’éducation en ligne a encore de belles heures devant elle.
Les femmes dans votre milieu, à la fois de la finance et de l’éducation, c’est un combat que vous soutenez ?
Marie-Christine Levet : Nous sommes deux fondatrices chez Educapital. Nous sommes l’un des rares fonds dirigé par des femmes, mon associée Lydie Marek et moi. Dans ce milieu du capital risque, très masculin, on dénote un peu. Aujourd’hui, nous avons 40 % de nos sociétés, financées par l’aide au capital, qui sont dirigées ou co-dirigées par des femmes. Nous sommes une équipe assez mixte mais principalement féminine. Justement, quand il y a des équipes mixtes, peut-être qu’il y a moins de biais dans la sélection des dossiers. De notre côté, nous avons donc plus de femmes qui sont sélectionnées mais je crois beaucoup à la mixité des équipes. Dans le secteur de l’éducation, il y a énormément de femmes. On parle de la maîtresse, de la professeur, … et il n’y en a pas encore assez dans le secteur de la tech. […] Nous n’avons pas encore assez de professeurs qui viennent dans la tech.
Le plus gros sujet, c’est que l’on n’a pas assez de femmes qui créent des entreprises dans la tech en général. Il n’y a pas assez de femmes qui ressortent des investissements parce qu’il n’y a pas assez de femmes qui créent des entreprises. C’est un gros sujet d’éducation. Il n’y a pas assez de femmes qui font des écoles d’ingénieurs. […] Nous n’avons pas plus de femmes en pourcentage dans les écoles d’ingénieurs, même avec l’arrivée du Web. Avec la réforme du bac, où nous pouvions abandonner les mathématiques ou les mettre en matière beaucoup moins prioritaires, plein de filles ont abandonné les maths. C’est terrible. Dès l’école, il faut donner envie aux filles d’aimer les mathématiques, d’entreprendre aussi. Plus on verra de femmes entrepreneuses, plus les jeunes femmes auront envie d’entreprendre. […]