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“On ne peut plus ignorer ce qui se passe dans le cerveau pour concevoir l’éducation” 

“On ne peut plus ignorer ce qui se passe dans le cerveau pour concevoir l'éducation” 

Bienvenue dans 20 sur 20, le podcast de L’Express Education. Philippine Dolbeau, entrepreneure, conférencière et animatrice télé, y accueille des personnalités du monde de l’éducation, des hommes et des femmes inspirants venus livrer leurs réflexions sur l’école d’aujourd’hui et de demain. Alors, qu’ils soient chercheurs, entrepreneurs de la EdTech, professeurs, parents, politiques ou même philosophes, tous partagent la même volonté de transformer l’éducation et de préparer la nouvelle génération aux défis de demain. Chaque semaine dans 20 sur 20, nous découvrons ces acteurs qui font bouger les lignes de l’éducation.


Dans cet épisode, Philippine Dolbeau rencontre Olivier Houdé, psychologue et professeur de psychologie du développement à l’Université de Paris. Connu pour avoir renouvelé les théories de Jean Piaget, avec ses recherches. Il a révolutionné notre compréhension du cerveau, en mettant en lumière un mécanisme essentiel mais souvent sous-estimé et peu connu : l’inhibition cognitive. Préparez-vous pour une immersion au cœur de notre cerveau, où nous explorerons comment science et éducation se rencontrent pour former les penseurs critiques et créatifs de demain. Interview.

Olivier Houdé : Lorsque j’étais étudiant, j’avais en main “La psychologie de l’enfant” de Jean Piaget que j’ai toujours.[…] 20 ans après, l’éditeur de Piaget m’a proposé de reprendre son volume. J’ai réécrit son livre qui est sorti en 2004 et réédité à des dizaines de milliers d’exemplaires depuis. C’est une histoire heureuse. […] On a tous nos grands champions que l’on cherche à imiter, tout en les critiquant. J’ai rendu beaucoup d’hommage à Piaget, mais j’ai aussi démonté sa théorie de l’intelligence pour en reconstruire une nouvelle. C’est le propre de la démarche scientifique.

Olivier Houdé : […] Tout le monde s’imagine le développement du bébé jusqu’à l’âge adulte, stade par stade. Tel était le modèle de Piaget. […] Ce dont je me suis rendu compte, c’est que le schéma n’était pas si linéaire, en escalier, mais beaucoup plus dynamique et non linéaire. […] Le développement du cerveau peut être à la fois logique et non logique, toute la vie. 

Daniel Kahneman, psychologue et prix Nobel d’économie, a montré que, contrairement à ce que disait Piaget, les jeunes adultes sont souvent irrationnels dans leur jugement. J’ai donc essayé de lever ce paradoxe, que j’ai appelé le paradoxe Kahneman-Piaget, afin de découvrir ce côté dynamique et non-linéaire du développement. Puisque la logique et l’intuition entrent toujours en compétition à un jeune âge dans le cerveau de l’enfant ou d’un étudiant, il fallait un mécanisme de régulation. C’est donc l’inhibition cognitive qui doit permettre, dans notre vie mentale, d’inhiber les intuitions et les automatismes lorsqu’ils sont erronés, pour laisser à nos algorithmes logiques la possibilité de se décliner.

Olivier Houdé : Absolument. Le premier est le système automatique appelé aussi heuristique. Le second est le système de la logique et des algorithmes. Les algorithmes du cerveau sont plus lents que nos heuristiques ultra-rapides, ce qui explique le phénomène d’adhésion des personnes aux fake news sur Internet, nommé l’heuristique de crédibilité. L’algorithme logique, plus lent, est la vérification des sources. C’est vraiment toute la problématique de la condition humaine au XXIᵉ siècle. Il y a tellement d’informations que notre cerveau réagit au plus rapide, au plus émotionnel et pas nécessairement au plus logique.

Le troisième système est l’inhibition, qui va permettre de bloquer le système 1. Une fois bloqué, on laisse à notre système 2 la possibilité de se déployer. Avec ces trois systèmes, je crois que nous tenons la complexité de la pensée humaine dans une vision qui est dynamique et non linéaire.

Olivier Houdé : Il faut se laisser porter par ses intuitions mais elles peuvent nous tromper. Il faut donc avoir un curseur qui s’appelle le mécanisme inhibiteur. Grâce aux travaux que j’ai réalisés avec l’imagerie cérébrale, à propos de l’enseignement sur le cerveau, j’ai découvert chez l’enfant et lors de son développement jusqu’à l’adulte, l’épicentre de ce contrôle inhibiteur. C’est ce que j’appelle le système 3 dans le cerveau humain. […] Les axones longs envoient dans la physiologie de notre cerveau, soit des ordres inhibiteurs, soit des ordres activateurs. Notre cerveau est allumé de façon sélective. 

[…] C’est la géopolitique du cerveau humain. J’ai écrit dans mon livre “L’École du cerveau”, que l’université ne tient pas assez compte de cette complexité du développement cognitif des jeunes. On s’étonne parfois : “Il avait acquis, il avait compris. Pourquoi se trompe-t-il après ?” On se trompe tout le temps, c’est normal. Il faut davantage que la pédagogie à l’école tienne compte de ce phénomène de contrôle inhibiteur, qui sous-tend l’esprit critique et le raisonnement logique, qui est quelquefois malmené dans le monde informationnel d’aujourd’hui. […]

L’enseignement sur le cerveau est formidable, il comprend 86 milliards de neurones, un million de milliards de connexions. Depuis 20 ans maintenant, on peut observer ces réseaux de neurones, à la fois quand le cerveau se trompe ou quand il corrige ses erreurs, comme je l’évoquais avec le mécanisme d’inhibition. On ne peut plus ignorer ce qui se passe dans le cerveau pour concevoir l’éducation. […]

Olivier Houdé : On étudie cela de très près. Il y a d’autres laboratoires de recherche, comme celui d’Antonio Damasio à Los Angeles, avec lequel on collabore, qui étudie finement toute la palette des émotions dans le cerveau. L’émotion est un terme trop générique. […] Aujourd’hui, je m’intéresse au doute, au regret et à la curiosité. Il faut tout le temps douter et ensuite, il faut surtout regretter. J’ai dirigé une thèse de doctorat sur l’anticipation du regret. Il faudrait une pédagogie du regret à l’école et à l’université, surtout dans le monde numérique ultra-rapide d’aujourd’hui. […] Il faut éveiller l’élève à l’anticipation du regret. L’enseignement sur le cerveau, permet de suivre toutes les chaînes émotionnelles qui partent du système limbique jusqu’à la zone du cortex cingulaire antérieur. C’est là où l’on voit s’activer la séquence entre le doute et le regret. Si vous pouvez, entre le doute et le regret, ajouter l’anticipation du regret, c’est cette émotion qu’on appelle intellectuelle, et qui vient guider l’inhibition. […] 

Je prends l’exemple en peinture et l’émergence de l’abstraction au XXᵉ siècle. […] C’est un exemple qui vous montre qu’il a fallu inhiber tout ce système habituel de figuratif pour aller vers l’abstrait. Notre cerveau n’a aucun problème à travailler dans l’abstrait. Simplement, il est trop ancré dans le figuratif et sa copie. Beaucoup de chercheurs pensaient qu’il fallait se désinhiber pour être créatif. J’ai démontré qu’au contraire, il faut s’inhiber pour être créatif, c’est-à-dire se lâcher, sinon vous répétez toujours vos routines. […] 

Olivier Houdé : Le rapport vient de paraître sur la question de la culture générale aujourd’hui et à propos de ce que doit encore savoir l’humain du XXIème siècle. […] La France a été trop habitée par la conception de Bourdieu pendant des décennies. À Sciences-Po, par exemple, il y a une dizaine d’années, on a supprimé la culture générale au concours d’entrée à l’école, pour essayer de régler les inégalités sociales et scolaires en France. Pour eux, Bourdieu avait raison, ce qui paraît quand même totalement aberrant. Ce rapport, commandé par l’Académie des sciences morales et politiques, fait 100 pages et se termine par 10 recommandations, pour les pouvoirs publics. Je dois le remettre dès que possible au ministère de l’Éducation nationale, mais également au ministère de la Culture. Il est déjà arrivé à l’Élysée. 

C’est un vrai enjeu, puisque dans le monde d’aujourd’hui, on voit que ce qui manque, notamment dans le monde numérique, c’est cette culture générale. Elle peut nous permettre d’inhiber les fake news et les raisonnements erronés. Elle part de la philosophie jusqu’aux sciences et aux technologies d’aujourd’hui, en passant par la littérature, les arts et les religions. Il faut une culture générale qui balaie toutes les grandes croyances et religions depuis des millénaires et qui peut nous conduire à avoir plus de tolérance et plus de recul. Comment peut-on le faire si on est endoctriné et sans culture générale ? […] 

Cette culture générale, on ne la mesure plus à l’école. En cette rentrée 2024, les services statistiques du ministère de l’Éducation nationale vont mesurer sur des millions d’élèves, avec des évaluations scolaires, la culture générale des élèves, jusqu’à 2026. On va enrichir ce baromètre des réflexions théoriques que l’on a faites sur toutes ces facettes nouvelles et classiques de la culture générale aujourd’hui. Pour l’enseignement supérieur, c’est la clé aussi. Si on se spécialise trop vite, on n’acquiert pas suffisamment de culture générale.

Olivier Houdé : Il y a deux formes d’intelligence dans le cerveau humain. Une intelligence qu’on appelle fluide, qui est très rapide, ce qui éveille très bien le numérique. […] Il y a une autre forme d’intelligence qui est l’intelligence cristallisée. C’est toutes les connaissances des siècles antérieurs et actuels que l’on acquiert et qu’il faut cristalliser dans notre cerveau. La culture générale est la connaissance cristallisée. Mon cerveau doit être fluide pour être capable d’inhiber son automatisme et aller rechercher une autre solution ou être créatif. En même temps, cette fluidité tournerait un peu à vide, sans culture générale et donc sans intelligence cristallisée. Il faut au cerveau humain, à la fois du fluide et du cristallisé. […]