“Former des ingénieurs pour accompagner la transformation du monde” 

"Former des ingénieurs pour accompagner la transformation du monde" 

Bienvenue dans 20 sur 20, le podcast de L’Express Education. Philippine Dolbeau, entrepreneure, conférencière et animatrice télé, y accueille des personnalités du monde de l’éducation, des hommes et des femmes inspirants venus livrer leurs réflexions sur l’école d’aujourd’hui et de demain. Alors, qu’ils soient chercheurs, entrepreneurs de la EdTech, professeurs, parents, politiques ou même philosophes, tous partagent la même volonté de transformer l’éducation et de préparer la nouvelle génération aux défis de demain. Chaque semaine dans 20 sur 20, nous découvrons ces acteurs qui font bouger les lignes de l’éducation.


Dans cet épisode, Philippine Dolbeau rencontre Frédéric Fotiadu, directeur de l’INSA Lyon. À ce poste depuis 2019, il a toujours été engagé dans le développement de l’enseignement supérieur et de la recherche en France et à l’international. Sous sa direction, l’INSA Lyon continue de se distinguer par son excellence académique et par son engagement à former les citoyens de demain. Écoutez une discussion approfondie sur des sujets à fort enjeu pour la société, tels que la diversité, l’inclusion, la transition numérique et pédagogique. Interview.

Frédéric Fotiadu : Je suis un pur produit de l’enseignement supérieur public. Je suis ingénieur chimiste de formation. La passion de la recherche m’a saisie et j’ai fait une carrière d’enseignant-chercheur. Cette opportunité m’a permis d’enseigner en école d’ingénieur. Cette aventure m’a conduit jusqu’à la direction de l’École centrale de Marseille. J’étais un enseignant-chercheur passionné par tous les aspects de la formation initiale au métier : la transmission, l’élaboration de connaissances, les relations internationales… Il y a un véritable enjeu de former des ingénieurs dans le monde entier. La place des technologies, les révolutions qu’elles enchaînent et les enjeux de société qui leur sont associés, ont été le corps de ma motivation.

Frédéric Fotiadu : L’INSA Lyon a été la première école à inventer la formation des ingénieurs directement après le baccalauréat. Avant cela, en France, on avait uniquement des cursus d’ingénieur post-classe préparatoire aux grandes écoles. Ce modèle de l’ingénieur à la Française a beaucoup inspiré en Europe. Il y avait, à l’époque, deux très grands modèles de formation d’ingénieur : le modèle allemand/anglo-saxon et le modèle français. Après la Seconde Guerre mondiale, le philosophe Gaston Berger, l’un des pères fondateurs de l’INSA Lyon, était le directeur général de l’enseignement supérieur. Il avait beaucoup de conviction sur l’éducation scientifique et sur la nécessité de renouveler les cadres de la nation, dans le but de porter le re-développement de la France d’après-guerre. 

Il y a aussi eu un “après Hiroshima” pour les scientifiques. La science et la technologie ont produit les moyens de détruire l’humanité et “la science sans conscience”, est devenu un véritable sujet. Gaston Berger était alors absolument persuadé qu’il fallait former des ingénieurs en intégrant la recherche, la compréhension du monde et considérer l’individu dans toute sa richesse et sa complexité. Il fallait le faire en s’ouvrant socialement pour permettre que tout un chacun puisse devenir ingénieur. Gaston Berger inventa ainsi une formation post-bac. 

L’INSA en 1957, recrutait déjà des jeunes filles et des fils d’ouvriers, de petits paysans, comme le disent Gaston Berger et son cofondateur, le recteur Jean Capelle. Il inventa une école d’ingénieur capable d’héberger tous ces étudiants et de leur offrir tout l’environnement pour s’épanouir. L’INSA Lyon reste aujourd’hui la première école d’ingénieurs post-bac. […] Nos formations sont devenues extraordinairement attractives pour les jeunes. Notre singularité, c’est le produit de notre histoire et la formation d’ingénieurs humanistes. Un modèle pensé par nos pères fondateurs, capable de former des ingénieurs qui sont conscients de la portée de leurs actes. 

Frédéric Fotiadu : Mon point de vue s’appuie sur une réalité. L’INSA Lyon a presque réussi une féminisation avec une parité qui est quasiment atteinte. L’année dernière, nous avons recruté 47 % de jeunes femmes en cursus ingénieur. La moyenne en France, progresse très lentement depuis plus d’une décennie et se tient autour de 28 %. Les jeunes femmes ne sont pas destinées à ne pas faire d’ingénierie. C’est un sujet et une valeur majeur dans la société. 

Frédéric Fotiadu : Clairement. Avec le nouveau baccalauréat, on observe que le choix de la doublette mathématique/physique est un choix qui est moins féminin et moins ouvert socialement que n’était la terminale S auparavant. Le nouveau baccalauréat n’a fait qu’accentuer ces problématiques. Au sein du groupe de l’Institut National des Sciences Appliquées, on observe une forme d’érosion de l’ouverture sociale, qui est à contre-courant de ce que l’on souhaite et de ce que l’on devrait faire. On est dans une société qui est de plus en plus fermée, par rapport à l’accès aux formations scientifiques et technologiques, qui sont si importantes.

Frédéric Fotiadu : Nous avons besoin d’attirer davantage de jeunes filles et de jeunes issus de tous les milieux sociaux vers les formations scientifiques et technologiques. L’orientation est insuffisante et il faut s’intéresser au sujet avant son arrivée au baccalauréat. Le recrutement est un sujet qui préoccupe beaucoup d’établissements d’enseignement supérieur. Comment est-ce que l’on fait pour sortir de cette forme de fatalité où la reproduction sociale s’opère dès le collège ? […]

Nous devons faire comprendre à ces élèves que tous les champs leur sont potentiellement ouverts. On a besoin de faire connaître, d’accompagner et de rendre désirables les formations, leurs valeurs, en montrant l’intérêt et l’épanouissement que l’étudiant peut trouver s’il choisit ces voies. […] En France, on a la chance d’avoir cette représentation de l’excellence dans les très bonnes écoles d’ingénieurs, qui nous sauvent un peu. 

Frédéric Fotiadu : Nous formons d’excellents ingénieurs. Lorsque l’on se promène dans la Silicon Valley, on croise beaucoup d’ingénieurs et de scientifiques français. 75 000 sont répertoriés au Consulat général de France à San Francisco. Il y a une certaine fuite des talents avec l’extrême attractivité des secteurs les plus dynamiques. La Silicon Valley reste l’Eldorado de la technologie et du numérique car il y a des opportunités qui sont remarquables pour les startupers et les innovateurs.

Nous formons des ingénieurs désirables et désirés, recherchés dans le monde entier. […] Les diplômés d’ingénieur ont un socle scientifique remarquable et solide. Ils sont extrêmement méthodiques mais peut-être manquent-ils d’audace. Ils sont créatifs mais ne sont pas suffisamment créateurs, par exemple d’entreprises… Ce passage à la concrétisation est très fort pour les Américains. Nous travaillons en association avec des partenaires du monde entier et on constate que le modèle français est attractif.

Frédéric Fotiadu : Les nouvelles générations qui arrivent ne ressemblent pas aux précédentes et nos enseignements non plus. Nous devons répondre aux enjeux du temps et à ce monde en mutation. Pour l’INSA, les enjeux sont socio-écologiques. Ils sont à la fois liés au réchauffement climatique et toutes les conséquences que cela peut avoir en termes d’organisation sociale. C’est une ligne directrice et notre conviction profonde est de former des ingénieurs pour accompagner la transformation du monde, face à ces enjeux vitaux pour l’humanité. Nous sommes très attachés à apporter des réponses, pertinentes et satisfaisantes à ces enjeux.

Comment est-ce que l’on forme des ingénieurs qui vont accompagner la transformation des sociétés et des entreprises ? L’intelligence artificielle a fait une irruption violente dans tous les milieux. Tout cela bouleverse les sociétés et l’individu. On doit former des ingénieurs qui comprennent ce qui se passe, et pas seulement à un niveau scientifique et technologique. La place des sciences humaines et sociales est essentielle à cette compréhension du monde. Les étudiants qui obtiennent leur diplôme d’ingénieur doivent construire des savoir-faire, sortir de l’ère de l’industrie extractive et peu préoccupés de son impact sur les écosystèmes, pour aller vers des solutions et des organisations qui répondent aux besoins. […]

Frédéric Fotiadu : Tous les élèves qui vont obtenir le diplôme d’ingénieur en France font des stages, en France et à l’international. C’est répandu et indispensable. Nous avons l’impression en France, d’avoir des formations très théoriques par rapport à d’autres pays, comme l’Allemagne. L’Allemagne ne propose pourtant aucun stage. Les écoles allemandes forment à des masters d’ingénierie, très théoriques car ils considèrent que les diplômés vont acquérir des compétences lorsqu’ils seront en entreprise. En France, on a la prétention de former des ingénieurs qui sont tout de suite opérationnels. 

La combinaison des projets et des stages permet aux étudiants d’être habitués à travailler sur des problématiques réelles. […] Nous travaillons sur des projets avec les collectivités territoriales et les décideurs de territoire. Ces projets nécessitent de la modestie et une grande ouverture d’esprit parce qu’il faut travailler avec des experts d’autres champs disciplinaires. Il faut une capacité d’immersion dans le réel et s’immerger dans le quotidien d’une personne. L’ouverture d’esprit ne se décrète pas mais se construit. La question de l’altérité est importante, avec la compréhension de l’autre dans sa complexité, sa diversité culturelle et sa vision du monde. L’ouverture internationale, aux nationalités et cultures différentes, est indispensable.

Frédéric Fotiadu : Le système français est poussé vers l’excellence. Le côté très positif, c’est qu’il y a une aspiration à s’inspirer des meilleures formations. Il y a une forme de culte de l’excellence en France, du haut niveau et de l’élitisme. Nous recrutons des étudiants qui se placent parmi les plus brillants de leur génération, dans le domaine des sciences et de la technologie. Cette excellence peut posséder des aspects négatifs, comme l’exclusion et le sentiment d’assignation social. 

En France, l’excellence est très stéréotypée. On a cette vision qu’il n’y a qu’une seule voie qui permet d’accéder à l’excellence. C’est très intimidant et c’est le problème. Ces formations sont excellentes mais il y a différentes façons de l’atteindre et de l’être. Nous considérons qu’une formation d’ingénieur post-bac n’est pas une formation d’excellence. L’enseignement supérieur tend à se figer et à scléroser les représentations et l’orientation des élèves.

Frédéric Fotiadu : L’INSA est une école publique, quasiment gratuite. Les étudiants français ou européens paient 601 €, une quasi-gratuité. La plupart des meilleures écoles en France sont gratuites. […] Il faut décorréler l’ouverture sociale et le coût des études. Le sujet c’est surtout la façon dont on se représente l’excellence et les voies obligatoires pour l’atteindre. On doit avoir une vision plus pluraliste et ouverte. […] L’École Polytechnique Fédérale de Lausanne vient de limiter le nombre d’étudiants français susceptibles d’être admis. Ces étudiants s’intéressent à d’autres systèmes éducatifs, qui offrent autre chose ou qui sont moins stéréotypés. […]

Frédéric Fotiadu : Le meilleur conseil que l’on m’a donné est de développer sa capacité à explorer par soi-même, être confronté à l’expérimentation. L’important est de savoir si un sujet nous intéresse ou pas, d’où l’intérêt des stages. Il faut multiplier les expériences qui permettent d’explorer les choix. Quand on fait des études, toute formation est une voie possible de réussite. […]

Il faut être un individu dans toute sa richesse. Les étudiants de l’INSA Lyon sont des élèves ingénieurs, mais aussi des artistes et des sportifs. Dans le monde d’aujourd’hui, on a besoin de prôner ces valeurs. Les jeunes étudiants sont très différents de leurs parents et ils possèdent des attentes fortes qui vont leur permettre de s’exprimer, d’expérimenter et de se développer dans tous les domaines possibles. […]