Les jeunes diplômés d’écoles de commerce et d’ingénieurs font face à la désillusion une fois arrivés sur le marché du travail. C’est ce que démontre une étude menée notamment par Marion Cina, enseignante-chercheuse à l’ISC Paris. Décryptage.
« Pourquoi cacher la vérité et dire qu’on va avoir un métier de rêve alors que dans 99,9 % des cas ce n’est pas ce qui se passe ». Ces mots, ce sont ceux de Jules*, fraîchement entré sur le marché du travail. Comme lui, ils sont plusieurs à avoir connu la désillusion lors de leur première expérience en entreprise. C’est ce que met en exergue l’expertise « Le mal du siècle des jeunes diplômés », une lecture littéraire pour comprendre un désarroi bien réel.
Cette étude, menée par Marion Cina, enseignante-chercheuse à l’ISC Paris, en collaboration avec Thomas Simon (Montpellier Business School) et Xavier Philippe (EM Normandie), analyse la perte de sens chez les jeunes diplômés, phénomène de plus en plus observé par les entreprises.
Dans un exercice peu commun, Marion Cina met en parallèle l’état d’âme de la jeunesse romantique du XIXe siècle et celui des diplômés d’aujourd’hui. « Tout comme les jeunes romantiques, la jeunesse actuelle est envahie par un sentiment de frustration latente et palpitante, aussi bien éthérée qu’insaisissable », écrit-elle. Quoique contre-intuitif, le choix de puiser dans des sources littéraires et artistiques pour éclairer des phénomènes contemporains d’entreprise offre des perspectives intéressantes.
Un profond décalage entre les attentes des jeunes diplômés et la réalité du monde du travail
Après 35 entretiens menés auprès de jeunes issus de grandes écoles de commerce ou d’ingénieurs, âgés entre 25 et 30 ans, le constat est celui d’un profond décalage entre les attentes des individus interrogés et la réalité du monde du travail. Tous ont débuté leur vie professionnelle depuis moins de cinq ans.
« L’idéal qu’ils avaient en tête est complètement détruit à partir de leur entrée sur le marché du travail, commente Marion Cina. C’est ce qui nous a marqué en premier lieu, d’où ce parallèle avec les romantiques, avec le spleen et l’idéal. Ces jeunes nous faisaient part de problématiques largement dominées par l’émotion. Or, toute la littérature romantique repose justement sur l’émotion, sur l’expression artistique et sensible. Ces jeunes-là s’attendaient vraiment à faire quelque chose de grand quand ils sont arrivés sur le marché du travail. Mais lorsqu’ils s’y confrontent, ils sont dans le spleen, un contexte qu’ils n’avaient pas du tout appréhendé de cette manière-là », détaille la chercheuse.

Tâches triviales et manque de stimulation intellectuelle
L’étude évoque notamment les tâches triviales et répétitives effectuées par ces jeunes travailleurs. « On apprend aux étudiants à réfléchir, à être habiles dans leur raisonnement. Finalement, ils se retrouvent démunis face à ce qu’on leur demande de faire », explique Marion Cina.
« Je ne peux pas faire tout le temps la même chose, comme ça, jusqu’à la fin de mes jours, ce n’est juste pas possible », témoigne par exemple Jules, tandis qu’Adèle espère « arrêter de faire des PowerPoint débiles [rires] » pour enfin pouvoir se consacrer au conseil.
Ces jeunes déplorent, de fait, une absence de stimulation intellectuelle. « Tu es beaucoup la tête dans le guidon (…) beaucoup dans la production et très peu dans la réflexion », estime quant à elle Iris. Sans oublier la stimulation perpétuelle et le parasitage. « Tu reçois en permanence des mails (…), des coups de fil, le pire c’était Skype. On t’envoie des choses sur Skype et tu es obligée de répondre », raconte Mélanie. Pauline évoque, elle, une multitude d’appels qui auraient pu prendre la forme… d’un mail.
« La majorité de ces jeunes avaient suivi des formations qui ne les avaient pas véritablement préparés à la réalité de leur travail. Beaucoup ressentaient un profond ennui, un sentiment très prégnant qui s’est imposé comme un des principaux enseignements de l’étude. Nous avons relevé des cas de dépression et de burn-out. Ce qui est frappant, c’est que ces burn-out n’étaient pas liés à un excès de travail, mais au contraire à un manque de stimulation intellectuelle et à des tâches répétitives, qui ne correspondaient ni aux aspirations ni aux compétences des jeunes diplômés », ajoute Marion Cina.
Des « gouffres » entre la classe préparatoire et l’école, puis l’école et l’entreprise
La chercheuse souligne « deux grands gouffres » : « Un premier qui se joue entre la classe préparatoire, où il y a beaucoup de concepts, de matières, où on leur apprend à se cultiver, à avoir des raisonnements très pointus, et l’entrée en école, avec des cours plus ‘superficiels’, puis un deuxième entre l’école et le marché du travail. C’est un peu comme un sportif surentraîné à une difficulté qu’il ne retrouverait plus au moment des épreuves ».
Lors des entretiens avec les étudiants, certains ont en effet relevé, selon eux, « un niveau trop bas », suggérant « des cours plus exigeants » à l’école. « La première année en école de commerce, ça a été le néant intellectuel », lance sans détour Aurélie. « C’est vrai que les cours en eux-mêmes qui sont très théoriques n’ont pas forcément beaucoup de fond », confirme Livia. « J’ai travaillé comme un chien en prépa et en fait la récompense, c’est d’avoir des cours que je trouve sans intérêt », déplore également Martin.
Lors de leur arrivée en entreprise, comme évoqué plus tôt, la déception se répète. Conséquence notamment : des jeunes optent désormais pour « une existence en apparence moins confortable », note l’étude. « Pour eux la quête d’une meilleure qualité de vie prime sur celle d’un travail rémunérateur et socialement valorisé. Le travail salarié traditionnel n’est plus leur seul horizon de vie ».
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Quelles solutions ?
Comment y remédier ? « Premièrement, peut-être que les jeunes devraient prendre davantage d’initiatives pour transformer leur travail en quelque chose qui leur correspond mieux, même si cela n’est pas toujours évident. L’interaction entre les individus et les organisations est fondamentale. Certes, les entreprises doivent évoluer pour offrir plus d’espace d’expression, mais en retour, les jeunes doivent aussi s’exprimer davantage pour impulser ces changements », estime Marion Cina.
Cette dernière suggère « une meilleure communication entre, d’une part, les écoles de commerce et les classes préparatoires, puis entre le marché du travail et les écoles ».
« Les entreprises fonctionnent de la même manière depuis 40, 50 ans, elles ne se transforment plus. Est-ce qu’il ne serait pas temps de changer de modèle ? Ça, c’est une première question à poser aux entreprises. Certaines entreprises sont fortement structurées et fonctionnent très bien ainsi. Dans ces cas-là, l’enjeu n’est pas de déconstruire cet équilibre en plongeant dans un état de chaos pour le simple plaisir de changer. Il ne s’agit pas de prôner un bouleversement systématique sous prétexte qu’il faudrait toujours remettre en cause l’existant », développe l’enseignante.
« En revanche, lorsqu’une entreprise se retrouve confrontée à des problématiques majeures et qu’elle ne sait pas comment réviser ses principes, qu’elle se sent dans une impasse, alors oui, il peut être pertinent de repenser son imaginaire. Dans ces situations, il est souvent bénéfique d’adopter une approche contre-intuitive, de prendre le contre-pied des schémas établis pour ouvrir de nouvelles perspectives. Et, en fonction de ces transformations, changer les programmes des écoles. Il est nécessaire d’avoir un dialogue très poussé. Les écoles de commerce et d’ingénieurs ont certes déjà des contacts avec des entreprises, mais qui, stratégiquement, dans le cœur de métier, n’orientent rien », ajoute l’enseignante.
Des évolutions dans lesquelles les chercheurs, eux aussi, ont leur rôle à jouer. « On essaye de faire bouger les choses dans la recherche même. Notre propos étant de dire qu’il faut réfléchir à ce que l’on va être demain, comment l’on va produire. Cette étude montre que les résultats d’une étude scientifique peuvent être mis en lumière différemment, de façon sensible. Par le biais, par exemple, du texte littéraire ». Un exercice que la professeure souhaite pouvoir réitérer à l’avenir.
*Les prénoms ont été changés, tous les entretiens ayant été anonymisés
NOTRE RÉSUMÉ EN
5 points clés
PAR L'EXPRESS CONNECT IA
(VÉRIFIÉ PAR NOTRE RÉDACTION)
Voici un résumé en cinq points clés de l’article sur le sujet : Le « mal du siècle », une étude pour comprendre le désarroi des jeunes diplômés en entreprise
Un décalage profond
Les jeunes diplômés d’écoles de commerce et d’ingénieurs constatent une forte différence entre leurs attentes et la réalité du marché du travail, marquée par désillusion et perte de sens.
Des tâches jugées triviales
Beaucoup dénoncent un quotidien rythmé par des missions répétitives et sans stimulation intellectuelle, loin de la réflexion et de la créativité valorisées pendant leurs études.
Deux « gouffres » formatifs
L’étude pointe un premier écart entre la rigueur intellectuelle de la prépa et le contenu jugé superficiel en école, puis un second entre l’école et l’entreprise, sources de frustrations accrues.
Un nouveau rapport au travail
Face à cette déception, certains privilégient désormais une meilleure qualité de vie plutôt qu’un emploi prestigieux ou fortement rémunéré, voire se tournent vers le freelancing.
Un appel à transformer écoles et entreprises
La chercheuse Marion Cina plaide pour renforcer le dialogue entre prépas, écoles et employeurs, et repenser les modèles pédagogiques comme organisationnels pour mieux répondre aux attentes de la nouvelle génération.













