Le mathématicien Cédric Villani nous livre sa vision du monde scientifique de 2025, une époque où les tensions avec l’administration Trump et les initiatives européennes pour attirer les chercheurs américains redéfinissent les enjeux de la recherche. Lauréat de la médaille Fields en 2010, la plus haute distinction en mathématiques, il partage également avec L’Express Éducation ses réflexions sur l’enseignement de cette discipline en France et son analyse éclairée de l’intelligence artificielle, loin des fantasmes qui y sont souvent associés.
N’avait-il pas vu juste dès 2018, dans son rapport sur l’IA, lorsqu’il préconisait de rendre plus attractive la recherche publique afin d’éviter la fuite des cerveaux français vers les géants américains ? Force est de constater, sept ans plus tard, que la tendance s’est même inversée, et que l’eldorado scientifique américain s’est transformé en cauchemar.
« L’administration Trump est un rouleau-compresseur et mène des attaques frontales contre toutes les sciences de la soutenabilité, qu’elles soient environnementales ou liées aux injustices et aux équités » condamne d’emblée Cédric Villani, qui se dit « totalement solidaire » de ses collègues, outre-Atlantique.
« Les États-Unis ont acquis une puissance scientifique grâce à leur capacité d’accueil exceptionnelle de l’étranger, malgré les vociférations de Trump ».
Cédric Villani, à L’Express Éducation
Le démantèlement de l’écosystème scientifique américain et les conséquences internationales : la science attaquée
« Même Ronald Reagan et Margaret Thatcher, qui étaient des dirigeants très conservateurs, ont compris en leur temps qu’il était impossible d’aller contre la science, trop puissante » glisse le mathématicien, mettant en perspective le changement de paradigme dangereux qu’opère l’actuel locataire de la Maison Blanche. « C’est à l’époque de Reagan et de Thatcher que des mécanismes tels que le GIEC et les COPs Climat ont vu le jour, et quarante ans plus tard, Donald Trump détruit tout ceci » déplore-t-il. Tout y passe, notamment l’EPA, Agence de protection de l’environnement des Etats-Unis, privée de son indépendance, rabotée dans son budget, quasiment vidée de sa substance par Donald Trump. « Cette agence a été créée en 1970 dans le sillage des combats de la biologiste Rachel Carson, et l’on estime que la naissance de cette structure est l’acte fondateur de l’écologie politique moderne » soupire Cédric Villani.
L’impact des décisions prises à la Maison Balance se ressent naturellement dans le monde, Washington étant jusqu’ici le principal contributeur des agences de l’ONU, mais aussi de sa propre structure humanitaire, l’USAID, « et tout ceci périclite déjà » regrette Cédric Villani.
La France, prête à accueillir massivement des chercheurs américains ?
Alors qu’Emmanuel Macron a annoncé le déblocage de 100 millions d’euros pour attirer les chercheurs étrangers (ndlr : auxquels s’ajoutent 500 millions d’euros annoncés par la Commission européenne), Cédric Villani s’interroge sur les capacités françaises à attirer cette matière grise. « J’ai moi-même enseigné aux États-Unis et j’y ai vu une communauté scientifique qui, plus que toute autre, s’est construite grâce à l’immigration, un mouvement qui a démarré après la Seconde Guerre mondiale » assure Cédric Villani.
« Je me souviens, dans le cours doctoral que j’enseignais il y a 25 ans, jeune professeur invité à Georgia Tech, il y avait 80 % d’étrangers, et donc 20 % de nationaux, même proportion parmi les professeurs qui assistaient à mon cours, nous étions dans des chiffres de cette ampleur », se remémore-t-il. « Les États-Unis ont acquis une puissance scientifique grâce à leur capacité d’accueil exceptionnelle de l’étranger, malgré les vociférations de Trump, et attirent en masse des ressortissants d’Europe de l’Est, d’Asie et d’ailleurs, avec des facilités accordées pour leur installation, la scolarisation de leurs enfants, des procédures moins exigeantes à remplir notamment ».
« Nous pourrions en déduire que cette population scientifique est plus déracinée qu’une autre, et donc plus mobile. Je n’en suis pas sûr » confie l’homme à la célèbre broche en forme d’araignée qui reconnaît que la culture d’accueil académique de la France n’est pas la même, et qui voit la langue comme une barrière redoutable : « Les universités européennes se sont mises tardivement et avec réticence aux cours en anglais. La majorité des chercheurs américains auront du mal à se convertir au français. Les salaires ne sont pas au niveau et le parcours administratif pour les étrangers arrivant en France, même francophones, est souvent un enfer. C’est donc un problème culturel, linguistique, administratif mais aussi financier » analyse-t-il.
« L’argent coule à flot dans les sites de recherches américains, ce qui est moins le cas dans les établissements d’Europe qui, certes, ne connaissent pas les coupes budgétaires drastiques de Trump, mais qui peinent à combler les retards de financements cumulés ». Et d’ajouter : « Les chercheurs français seront en principe ravis d’accueillir des collègues américains, mais comment pourraient-ils digérer que l’État dégage de grands moyens pour cela alors que l’enseignement supérieur en France affronte tant de difficultés ? »
Les conseils Lecture de Cédric Villani
Sur l’intelligence artificielle
– Algorithmes, la bombe à retardement – Cathy O’Neil
– Contre-Atlas de l’Intelligence artificielle – Kate Crawford
– Probablement approximativement correct: Algorithmes nature apprendre à vivre et prospérer dans un environnement complexe – Leslie Valiant
– Toxic Data – David Chavalarias
– L’IA Ange ou démon ? Le nouveau monde de l’invisible – Laurence Devillers
– Les ouvrages de Yann Le Cun et Jean-Gabriel Ganascia sur le thème de l’IA
Alors que les Français expatriés rentrent progressivement d’Amérique, tournons le regard vers l’Europe de l’Est
Un accueil massif ne pourrait s’envisager « que dans le cadre d’un grand plan avec une injection d’argent dans le système de recherche français » estime Cédric Villani, qui appelle aussi à regarder vers l’Est : « voilà trente ans que les États-Unis et le Canada mettent en place des programmes d’attraction des chercheurs d’Europe de l’Est. Si nous voulons faire revenir un chercheur issu de Pologne ou de Roumanie qui a fait sa carrière aux États-Unis, pourquoi ne pas développer le vivier direct depuis la Pologne ou la Roumanie ? Ce sujet mérite d’être recadré dans un effort d’intégration européenne de la recherche avec tous ces talents » estime celui qui fut député de l’Essonne de 2017 à 2022.
La communauté française expatriée est, en revanche, une catégorie de chercheurs concernée au premier plan par un éventuel retour des cerveaux. « Beaucoup sont allés aux États-Unis pour travailler dans les grands organismes de recherche de la tech américaine, dont ceux de Microsoft, Amazon, Facebook et Google, ce dernier étant le plus important » explique Cédric Villani. Et si la réélection de Donald Trump a provoqué un choc pour ces chercheurs, le mouvement de retour avait déjà été entamé aux alentours de 2023, « à la suite de ChatGPT et sous l’effet du durcissement de la compétition dans l’intelligence artificielle » indique-t-il.
« C’est une vaste ironie d’appeler ça Open AI, alors que cette entreprise travaille de manière on ne peut plus fermée »
Cédric Villani, à L’Express Éducation
La course à l’IA et la nécessité de l’Open Source dans un souci de souveraineté
« Dès cette époque, une concurrence féroce entre les géants de la tech à coups de milliards de dollars a poussé des chercheurs français à rentrer au pays, estimant ne pas avoir signé pour un rythme de travail délirant sous pression maximale » décrit le mathématicien.
« J’en connais plusieurs qui ont décidé de quitter la tech américaine où ils ne trouvaient plus de sens, pour réintégrer des projets français nationaux voire européens, en quête d’un véritable projet de société » souligne-t-il. « Ces chercheurs ont grandi dans une culture universitaire, ouverte, et se retrouvent donc beaucoup plus dans un environnement et dans des méthodes ouvertes que dans des méthodes fermées » indique Cédric Villani, en forme de critique à l’égard des structures d’IA, au premier rang desquelles OpenAI, dont est issu ChatGPT : « c’est une vaste ironie d’appeler ça Open AI, alors que cette entreprise travaille de manière on ne peut plus fermée » lance le mathématicien, en référence notamment à l’utilisation des données des utilisateurs de chatGPT ou à son algorithme, qui ne coche aucun des critères constituant l’Open source.
« Cela pose des questions de souveraineté » ajoute le mathématicien qui s’aligne sur la vision de Yann Le Cun, chercheur français et directeur de Facebook AI Research (FAIR), le centre de recherche européen de Facebook basé à Paris, affirmant qu’à l’avenir, les meilleurs modèles d’intelligence artificielle générative seront les modèles ouverts, pour des raisons tant politiques que scientifiques. Il en profite pour faire l’éloge du projet français Mistral, « nous devons miser sur lui pour qu’une voix européenne émerge au plus haut niveau dans les grands modèles de langage ».
« Ceux qui prédisent la fin du travail, comme a pu le faire Bill Gates, se trompent »
Cédric Villani, à L’Express Éducation
Les mathématiques, une « pensée poétique » sur laquelle s’appuie l‘IA
La carrière politique de Cédric Villani lui a permis de fréquenter les plus hautes sphères de la République, et d’apprécier le degré de sensibilisation des élus aux questions scientifiques et mathématiques. Avec plus ou moins de pertinence.
« Depuis un demi-siècle que les ordinateurs arrivent à résoudre des équations mathématiques un peu sophistiquées, nous avons régulièrement et sans arrêt des prophètes, des ministres, des élus nationaux estimant qu’il n’y aurait, à termes, plus besoin de mathématiques, espérant que l’informatique se chargerait de tout. C’est un fantasme » lance Cédric Villani, qui apporte une analyse lucide de ce que l’IA peut ou ne peut pas faire : « Ses ressorts statistiques en font un outil très aiguisé pour essayer toutes sortes de combinaisons, pour explorer les possibles, mais elle reste médiocre là où c’est le raisonnement, la déduction, la structure qui compte. Elles peuvent les compléter, bien sûr, elles les mettent à défi souvent, mais de toute façon j’insiste, le raisonnement est un art à cultiver par les humains, le déléguer serait un appauvrissement culturel terrible et déprimant. Par ailleurs l’expérience le montre : cela fait cinquante ans que l’on parle de la fin des mathématiciens, et en pratique on a besoin de mathématiciens de plus en plus nombreux, y compris pour faire l’interface entre maths et algorithmes » dit-il.
L’impact de l’intelligence artificielle est ainsi beaucoup moins important en mathématiques que dans d’autres sciences car les mathématiques cherchent « à tout raisonner et à comprendre, alors que d’autres disciplines ont besoin d’expérimentation, de combinatoire » explique Cédric Villani. « Pour faire des médicaments, ou des matériaux, par exemple, l’IA aide à réaliser toutes les combinaisons possibles. Il y a une part empirique dans la Médecine, dans la Chimie, dans la Biologie ou d’autres disciplines qui est bien plus grande et qui permet d’avoir des résultats ».
« Les mathématiques sont une forme de pensée hyper poétique car il s’agit de la représentation du monde avec des concepts abstraits et une façon d’écrire et d’influer sur le monde avec des concepts qui ne sont pas chargés d’émotion, mais de sens abstrait et pur » philosophe-t-il.
Les conseils lecture de Cédric Villani
Sur la thématique du vivant et sa poétique diversité :
– Le Triomphe et la chute des dinosaures – Steve Brusatte
– Le plus grand menu du monde – Bill François
– Les émotions des animaux – Marc Bekoff
L’IA est loin de sonner la fin du travail
« Plus vous avez d’algorithmes, plus le besoin de mathématiciens à différents niveaux augmente » ajoute-t-il, en ayant toutefois conscience du fait que des métiers sont d’ores et déjà impactés, et voués à disparaître, comme l’ont été d’autres secteurs d’activités lors de chaque avancée technique et scientifique.
« L’arrivée des appareils photo automatiques a signé la mort des agences de développement de photos. Les grandes plateformes en ligne de voyages ont mis un coup d’arrêt à la plupart des petites agences de voyages. Les nouvelles générations de photos portent un coup terrible aux photographes de presse », énumère-t-il. Les grands modèles de langage et agents conversationnels eux, « peuvent remplacer une bonne partie des tâches administratives ou se substituent par exemple aux agents chargés des notes de synthèse, c’est une réalité » concède Cédric Villani. « Mais ceux qui prédisent la fin du travail, comme a pu le faire Bill Gates, se trompent » tranche le mathématicien. « Ils méconnaissent pêle-mêle le rôle social du travail, le besoin vital de conserver le savoir-faire humain, la capacité de recomposition des fonctions sociales… ».
« L’expérience montre que les lois du travail sont complexes et que l’arrivée de la technologie ne peut tout bouleverser », assure-t-il. « Nous avons beaucoup parlé d’intelligence artificielle à partir de 1997, lors de la fameuse partie d’échec entre Garry Kasparov et IBM. Voilà une trentaine d’années que l’on se demande en quoi les métiers vont être remplacés et affectés. Toutes les études qui sont parues à ce sujet depuis trente ans sont fausses. Toutes celles qui sont arrivées à échéance ne sont pas réalisées, Et l’on peut déjà constater que toutes celles qui sont en cours ne se réaliseront pas » fustige-t-il.
« Les prédictions se sont toutes avérées calamiteuses et l’ensemble du système des métiers et la société se sont avérés bien plus résilients », pronostique-t-il. « Pour autant il ne faut pas méconnaître la tension terrible qui pèse sur certains métiers. »
Les mathématiques, paradoxe d’un fleuron académique français, mais discipline rejetée dans le primaire et le secondaire
Sans mathématiques, pas d’IA, pas de fusée ni d’IRM ou d’électronique ! « Voilà pourquoi les mathématiques sont une nécessité, car elles sont le socle d’une grande partie des dispositifs rythmant notre quotidien » souligne-t-il. « En fait, tout grand projet technique comporte une dose de mathématique. Et c’est aussi une discipline enrichissante, qui vous grandit et fait progresser votre pensée, votre sens du raisonnement et de l’imagination. » C’est ce qui explique notamment « la très grande frustration et le grand malentendu des élèves français qui s’estiment mauvais en mathématiques » constate Cédric Villani, auteur d’un rapport en 2018 apportant 21 propositions pour l’enseignement de sa discipline.
« Les études internationales telles que PISA montrent qu’en primaire, nos élèves ont une mauvaise maîtrise du sens du nombre et de certaines notions élémentaires » se désole le mathématicien pour qui, le socle de connaissances à acquérir en élémentaire est capital. Cette situation caractérise un véritable paradoxe français, deuxième nation la plus primée dans cette discipline après les États-Unis. « Nous sommes un poids lourd au niveau international. Un géant en mathématiques. Et, contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, les mathématiques sont la discipline dans laquelle la France a le plus d’influence au niveau universitaire mondial » souligne le mathématicien. Un prestige et une expertise qui peine à ruisseler sur les bancs des écoles de France.
à lire aussi
Dans son rapport commandé par le Ministre de l’Education nationale de l’époque Jean-Michel Blanquer, co-écrit avec Charles Torossian, la prise en compte des enseignants et de leurs conditions de travail apparaît comme une priorité absolue afin de redresser la barre.
« La formation des enseignants, la gestion de leurs carrières, leur valorisation salariale sont, d’après notre rapport, les éléments les plus importants » souligne Cédric Villani.
« Même l’exemple de Singapour, souvent cité en exemple, corrobore ce constat : « dans notre rapport nous le disions bien, ce qui était pour nous le plus remarquable c’était moins la fameuse « méthode de Singapour » en elle-même que l’ampleur de la formation des enseignants à Singapour, cinq fois plus d’heures que chez nous ! » souligne-t-il.
A contrario, les pays ayant massivement investi dans le numérique pour l’enseignement des mathématiques ont, eux, vu la qualité de leurs enseignements baisser car « il est très difficile d’enseigner avec des outils numériques ou à distance. Il y a tout un ensemble de facteurs humains liés à la motivation, à l’émulation, à la confiance qu’on ne parvient pas à transcrire dans la sphère algorithmique » souligne-t-il. « L’éducation est donc bel et bien plus une affaire d’humains que d’algorithmes » conclut-il.
Les conseils lecture de Cédric Villani
Ouvrages de littérature et de poésie :
– L’Archipel d’une autre vie – Andreï Makine
– Impossibles adieux – Han Kang
– Les lettres de Marina Tsvetaeva à Rainer Maria Rilke
Notre résumé en 5 points clés par L’Express Connect IA
(Vérifié par notre rédaction)
Voici un résumé en cinq points clés de l’article sur le sujet : L’éducation et la recherche scientifique selon Cédric Villani.
L’impact de l’administration Trump sur la science : Cédric Villani critique la politique scientifique de Donald Trump, qui attaque des disciplines cruciales comme l’écologie et l’environnement. Il souligne la régression du soutien à la recherche, mettant en péril des institutions historiques comme l’EPA.
Les défis pour la France d’attirer des chercheurs étrangers : Bien que la France déploie des fonds pour attirer des chercheurs étrangers, Villani souligne que le manque d’attrait culturel, linguistique et financier pourrait limiter cet effort. Il plaide pour une stratégie plus cohérente en matière d’accueil académique.
La souveraineté de l’IA et la nécessité de modèles ouverts : Villani critique les structures comme OpenAI pour leur manque de transparence, soulignant que l’avenir de l’intelligence artificielle doit passer par des modèles ouverts pour garantir l’autonomie et la souveraineté technologique de l’Europe.
L’intelligence artificielle ne remplace pas la pensée humaine : Selon Villani, l’IA peut compléter le raisonnement humain mais ne peut le remplacer. Les mathématiques, qui nécessitent des capacités de déduction et de raisonnement, restent une discipline essentielle malgré les avancées technologiques.
La fracture dans l’enseignement des mathématiques en France : Malgré l’excellence des mathématiques françaises à l’international, l’enseignement de cette discipline en France souffre de lacunes, notamment au primaire. Villani plaide pour une réforme en profondeur, notamment en valorisant la formation des enseignants.
Photo : Le mathématicien Cédric Villani, invité à l’émission de l’INA, “ADN”, le 13 mars 2024
Crédit : Didier Allard / Ina / Ina via AFP