Directrice générale de NEOMA depuis 2017, Delphine Manceau prend la présidence de la Conférence des grandes écoles dans un contexte de mutations profondes : IA, climat, tensions géopolitiques, quête de sens des jeunes… Elle défend un modèle lisible, accessible et engagé.
Entretien sans langue de bois sur l’avenir des jeunes, l’insertion, les frais de scolarité, mais aussi sur ce que la littérature peut apprendre aux étudiants.
Interview de Delphine Manceau, nouvelle présidente de la Conférence des Grandes Écoles
Vous venez de prendre la tête de la CGE. Que représente cette nomination pour vous et quelle est votre vision de cette institution ?
Delphine Manceau : J’ai été élue en juin, mais cette fonction s’inscrit dans la continuité d’un engagement de longue date. Cela fait six ans que je suis impliquée à la CGE, notamment à la commission Accès, et en tant que secrétaire de l’association. C’est une communauté que je connais bien, que j’apprécie profondément, et je suis ravie d’en prendre aujourd’hui la présidence.
La CGE regroupe 250 écoles, près de 500 000 étudiants, dans une grande diversité de disciplines, de tailles, de statuts juridiques. On y retrouve des écoles d’ingénieurs, de management, de design, d’art, de sciences politiques, de gendarmerie… Cette diversité en fait un poste d’observation privilégié sur les transformations à l’œuvre dans la jeunesse, la pédagogie, le rapport au monde. La CGE est à la fois un espace d’échange, de réflexion, d’observation et de représentation. C’est ce qui en fait toute la richesse.
Quels sont les grands défis qui attendent l’enseignement supérieur ?
Delphine Manceau : Nous vivons une période de transformation sans précédent, en France comme à l’échelle mondiale. Tous les repères sont en train de bouger : les modèles économiques des établissements sont questionnés, qu’ils soient publics ou privés. Les financements évoluent, notamment avec les réformes de l’apprentissage, et cela fragilise certains équilibres.
D’un point de vue démographique, la baisse annoncée du nombre de jeunes à partir de 2032 nous oblige à anticiper une recomposition de l’offre. Sur le plan international, les tensions géopolitiques freinent certaines mobilités, alors que l’ouverture au monde fait partie intégrante de l’ADN des grandes écoles. Aujourd’hui, 23 % des étudiants de nos établissements sont internationaux — un chiffre que nous voulons préserver, voire augmenter.
Et bien sûr, l’irruption de l’intelligence artificielle bouleverse tout : les métiers auxquels nous préparons les étudiants, mais aussi nos pédagogies, nos évaluations, nos manières d’enseigner. Ce n’est pas un ajustement marginal, c’est une mutation en profondeur.
En parallèle, les attentes des jeunes évoluent : ils cherchent du sens, de l’impact, de la cohérence avec leurs valeurs. La vie de campus est très importante pour eux. Nous devons intégrer les enjeux de transition écologique, de santé mentale, d’inclusion. Mais, je suis résolument optimiste. Les grandes écoles sont en première ligne pour accompagner ces mutations. Nous intervenons à un moment crucial : celui où les jeunes deviennent adultes. C’est notre responsabilité de leur transmettre des repères, de les outiller, de les rassurer dans un monde parfois anxiogène.
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Les écoles sont-elles prêtes à ces transformations ?
Delphine Manceau : Beaucoup ont pris le tournant, oui. Le climat, l’impact, le leadership responsable : ce sont des thèmes que nous avons intégrés dans les programmes, dans les projets, dans la vie étudiante. L’agilité, l’ancrage dans l’écosystème économique et l’innovation pédagogique sont les atouts majeurs des grandes écoles. Mais il faut évidemment aller plus loin. Sur la géopolitique, l’IA, la place des femmes dans certaines filières, on a encore des marges de progrès. Et il faut écouter les étudiants : dialoguer, co-construire, réagir.
Quels sont vos axes prioritaires à la CGE ?
Delphine Manceau : D’abord, mieux faire connaître le modèle des grandes écoles. Elles sont souvent réduites à quelques stéréotypes. En réalité, elles sont pionnières sur la transition, très ouvertes sur le monde, innovantes et inclusives. Ensuite, clarifier l’offre. Le paysage de l’enseignement supérieur est devenu illisible pour les familles, entre diplômes reconnus, certifications privées… Il faut poser des critères de qualité clairs. Troisième axe : encourager la coopération entre écoles. On voit que les formations hybrides sont très recherchées.
Enfin, faire entendre notre voix dans le débat public. 2026 et 2027 seront des années électorales : les grandes écoles doivent contribuer à porter les grands enjeux d’éducation et de compétences.
L’accès aux grandes écoles reste souvent associé à un coût important, difficile à assumer pour certaines familles. Quelle est votre position sur cette question, notamment dans un contexte de possible hausse des frais de scolarité ?
Delphine Manceau : Je veux être très claire : aucun étudiant ne doit renoncer à une grande école pour des raisons financières. C’est une conviction forte que je partage avec l’ensemble des directions d’établissement. On trouve toujours des solutions. Il existe dans les grandes écoles des accords avec les banques, des dispositifs de prêts, des bourses que nous avons considérablement développées, des jobs étudiants… Et surtout, une très bonne insertion professionnelle à la sortie : les étudiants trouvent rapidement un emploi, ce qui rend l’investissement soutenable.
Cela dit, il ne faut pas se voiler la face : les inégalités sociales se creusent souvent bien avant l’entrée en école. Elles naissent dès la maternelle, se renforcent à l’école primaire, au collège, puis au lycée. Arrivés dans le supérieur, nous ne pouvons pas tout compenser. Mais notre responsabilité est de lever les barrières financières à ce stade du parcours.
C’est un message que je tiens à adresser aux familles et aux jeunes : concentrez-vous sur la réussite des concours, et nous, nous nous engageons à trouver les moyens de financer vos études. Le mérite ne doit jamais être freiné par les moyens.
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Quel autre conseil donneriez-vous aux étudiants ?
Delphine Manceau : Quand on est jeune, je pense que l’enjeu, c’est de construire sa confiance en soi. Il ne faut pas se mettre de freins soi-même. Si on a des envies, il faut y aller. J’ai eu la chance, tout au long de mon parcours, d’avoir des personnes qui m’ont accompagnée, qui m’ont fait confiance. Et aujourd’hui, je fais la même chose avec mes étudiants, ou avec de jeunes collègues.
Mon conseil, ce serait de ne pas rester seul face à ses incertitudes. Il faut en parler, demander conseil, oser dire quand ça ne va pas. Il ne s’agit pas forcément de trouver un “grand mentor” parfois inaccessible : parfois, quelqu’un qui a seulement deux ou trois ans de plus que vous peut déjà beaucoup vous aider. Il faut profiter de cette bienveillance qu’on reçoit quand on est jeune.
Un livre, une expo à recommander aux étudiants cet été ?
Delphine Manceau : Je lis énormément de romans, c’est ma manière de voyager et de découvrir d’autres cultures, d’autres époques. J’ai beaucoup aimé L’Inventaire des rêves de Chimamanda Ngozi Adichie, qui dresse de très beaux portraits de femmes, chacune avec ses désirs et ses trajectoires. J’avais déjà adoré Americanah. J’aime aussi beaucoup l’écrivaine Aki Shimazaki, une Japonaise qui vit au Québec, écrit en français et raconte le Japon autrement.
L’important, c’est de s’ouvrir à d’autres cultures, et la lecture permet ça. Et puis dernièrement, j’ai été marquée par l’exposition David Hockney à la Fondation Louis Vuitton.
La culture semble occuper une grande place dans votre vie. Est-ce aussi un levier pédagogique selon vous ?
Delphine Manceau : Absolument. La culture, l’histoire, la littérature nous aident à comprendre le monde et à y trouver des repères, surtout dans une époque où tout évolue très vite. C’est même, à mes yeux, encore plus important aujourd’hui qu’hier. À NEOMA, nous lançons d’ailleurs un nouveau cours à la rentrée autour de la littérature, du leadership et de la créativité. Un professeur de lettres y mobilise des figures comme Ulysse : que nous apprennent ces personnages sur la manière de conduire un projet ou de faire face à l’adversité ? Ce type d’approche permet d’ouvrir d’autres perspectives que celles, plus classiques, du management.
Un lieu où vous aimez vous ressourcer ?
Delphine Manceau : J’adore voyager, m’immerger dans d’autres cultures, découvrir d’autres façons de penser. Cet hiver, j’ai passé quinze jours au Caire entre les pyramides, l’art islamique, la vie contemporaine… Un bain de culture total. Je relisais L’Immeuble Yacoubian d’Alaa al-Aswany sur place. C’est dans ce type de dépaysement que je puise de l’inspiration.
Notre résumé en 5 points clés par L’Express Connect IA
(vérifié par notre rédaction)
Voici un résumé en cinq points clés de l’article sur la vision de Delphine Manceau, nouvelle présidente de la Conférence des Grandes Écoles, sur l’avenir de l’enseignement supérieur en France.
Un modèle d’école à défendre et rendre plus lisible : Delphine Manceau souhaite valoriser les grandes écoles en soulignant leur diversité, leur capacité d’innovation pédagogique, leur ouverture internationale et leur engagement dans les transitions écologiques et sociétales. Elle appelle à une meilleure lisibilité de l’offre pour les familles, aujourd’hui trop complexe et fragmentée.
Aucun étudiant ne doit renoncer pour des raisons financières : La nouvelle présidente de la CGE insiste sur un engagement clair : les frais de scolarité ne doivent pas être un frein. Bourses, prêts, partenariats avec les banques… tout est mis en œuvre pour garantir l’accessibilité, en soulignant que l’insertion professionnelle rapide rend cet investissement soutenable.
Des défis majeurs à relever pour l’enseignement supérieur : Intelligence artificielle, réchauffement climatique, tensions géopolitiques, évolution démographique : les grandes écoles doivent s’adapter à des mutations profondes. Manceau insiste sur l’importance d’intégrer ces enjeux dans les formations et d’anticiper les changements à venir.
Redonner du sens aux études pour répondre aux attentes des jeunes : Les étudiants recherchent aujourd’hui de la cohérence avec leurs valeurs, de l’impact, et du sens. Les grandes écoles doivent intégrer ces attentes dans leur pédagogie, en développant notamment des approches autour du leadership responsable, de l’inclusion et de la santé mentale.
La culture comme levier pédagogique essentiel : Delphine Manceau plaide pour une éducation nourrie de littérature, d’histoire et d’art, qui aide les jeunes à se forger des repères et à mieux comprendre le monde. Elle défend l’introduction de cours innovants croisant culture et leadership, comme ceux récemment lancés à NEOMA.













