Emma, 16 ans, a 18/20 en mathématiques et 16/20 en physique. Thomas, même âge, affiche 15/20 dans ces matières et 17/20 en français. Pourtant, seul Thomas envisage une classe préparatoire scientifique après son baccalauréat. Comment expliquer ce paradoxe ?
Derrière l’apparente liberté des choix d’orientation en France, se cachent des mécanismes invisibles mais profondément influents : les stéréotypes de genre. Ils orientent, limitent, et façonnent les destins.
Deux parcours, deux destins
Emma hésite. Passionnée d’astrophysique, elle rêve de recherche depuis qu’elle a lu Trous noirs et distorsion du temps de Kip Thorne. Mais dès qu’elle parle de prépa, les doutes s’installent. « C’est très compétitif », lui glisse sa tante, pourtant ingénieure. Sa prof de français lui suggère de « valoriser ses qualités littéraires ». Ses parents s’inquiètent : « Pourquoi pas médecine ? C’est plus adapté. »
Thomas, lui, ne doute pas. Ses notes en sciences sont moyennes, mais personne ne remet en cause son projet d’étude en école d’ingénieur. Son père l’imagine déjà diplômé, ses profs l’encouragent. Quand il évoque la littérature, on lui répond : « Tu pourras toujours lire le soir. »
Les chiffres derrière les histoires
Ces portraits ne relèvent pas de la fiction. Selon une étude 2024 de l’association Elles Bougent, 82 % des femmes en filières scientifiques interrogées ont rencontré des stéréotypes de genre durant leur scolarité, et 44 % d’entre elles ont entendu dire qu’elles étaient moins compétentes dans certains domaines.
La réforme du lycée de 2019, censée rendre plus flexibles les parcours, a paradoxalement révélé plus crûment ces clivages genrés. En supprimant les anciennes séries S, ES et L, elle a mis au jour les préférences spontanées : les garçons se dirigent massivement vers mathématiques-physique-chimie, tandis que les filles privilégient les humanités ou les sciences de la vie.
L’enfance des préjugés
À 8 ans, Emma et Thomas adoraient les expériences scientifiques. Mais insidieusement, leur environnement a façonné leurs représentations. Les manuels scolaires d’Emma montraient majoritairement des hommes en blouse blanche. Les jeux “éducatifs” offerts à Thomas mettaient l’accent sur la construction et la logique, tandis qu’Emma recevait des coffrets de chimie “adaptés aux filles” avec des expériences sur les cosmétiques.
Dès le CM2, cette dichotomie s’est cristallisée. Emma a intériorisé que les mathématiques étaient “plus naturelles” pour les garçons, et Thomas, symétriquement, a appris que s’épanouir en littérature risquait de questionner sa masculinité.
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Les biais des adultes
Le plus troublant reste que les acteurs éducatifs véhiculent inconsciemment ces représentations. L’enseignant d’Emma en physique-chimie, pourtant convaincu de son égalitarisme, pose spontanément plus de questions aux garçons pendant les travaux pratiques. Il félicite Emma pour son “sérieux”, mais voit dans les sautes de concentration de Thomas la marque des plus grands esprits.
La psychologue de l’Éducation nationale demande à Emma si elle « se sent capable de supporter la pression » d’une prépa scientifique, question qu’elle ne pose jamais à Thomas, dont les résultats sont inférieurs.
Le poison de l’autocensure
Emma développe progressivement ce que les psychologues nomment le “syndrome de l’imposteur”. Malgré ses excellentes notes, elle doute de sa légitimité. Elle s’imagine déjà perdue au milieu d’une promotion masculine, incapable de suivre le rythme. Cette autocensure la conduit finalement vers une filière “plus raisonnable” : les sciences de la vie et de la Terre, prélude à des études de médecine.
Thomas, à l’inverse, bénéficie de ce que les sociologues appellent “l’effet Matilda inversé” : la société encourage naturellement ses ambitions scientifiques, même quand ses résultats ne les justifient pas pleinement. Sa confiance, nourrie par les encouragements sur ce choix d’orientation, compense ses lacunes.
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Briser le cercle vicieux
Cette mécanique résiste aux bonnes intentions. Former les enseignants aux biais, repenser l’orientation dès le collège : pourquoi ne pas obliger chaque élève à explorer une filière “impensable” pour son genre ?
Car le paradoxe français est saisissant : nous formons d’excellentes mathématiciennes qui se détournent des maths. Dans dix ans, Emma regrettera l’astrophysique, Thomas compensera ses lacunes par son leadership.
L’orientation équitable ne consiste pas à inverser les rôles, mais à libérer chaque élève du poids des préjugés.
Notre résumé en 5 points clés par L’Express Connect IA
(vérifié par notre rédaction)
Voici un résumé en cinq points clés de l’article sur le sujet : Les barrières invisibles de l’orientation scolaire : le poids du genre :
Les stéréotypes de genre influencent l’orientation scolaire : Malgré une apparente liberté, les jeunes sont façonnés par des clichés lors de leur orientation : Emma, passionnée de sciences, hésite à poursuivre en prépa scientifique sous l’effet de commentaires et d’attentes liées à son genre, tandis que Thomas se projette naturellement dans des filières techniques.
Des différences dès l’enfance façonnent les choix : Les manuels, jeux et représentations dès l’école primaire donnent une image genrée des disciplines, renforçant l’idée que certains domaines sont « naturels » pour les garçons ou les filles, instaurant ainsi des barrières invisibles sur l’orientation et le travail.
Les acteurs éducatifs véhiculent inconsciemment des préjugés : Professeurs et encadrants, malgré leurs bonnes intentions, reproduisent des stéréotypes : questions, encouragements ou évaluations biaisées, alimentant l’autocensure chez les filles comme Emma.
L’autocensure et le syndrome de l’imposteur : Emma, malgré ses très bonnes notes en sciences, doute de ses capacités, ce qui la conduit à renoncer à ses rêves d’orientation, tandis que Thomas bénéficie de l’effet Matilda inversé, renforcé par la société et le monde du travail.
Nécessité de repenser l’orientation pour briser le cercle : Pour lutter contre ces biais d’orientation scolaire, il est crucial de former les enseignants, d’encourager les jeunes à explorer des filières « impensables » pour leur genre, dans l’objectif de leur permettre de réaliser leur potentiel sans le poids des préjugés.