Bienvenue dans 20 sur 20, le podcast de L’Express Education. Philippine Dolbeau, entrepreneure, conférencière et animatrice télé, y accueille des personnalités du monde de l’éducation, des hommes et des femmes inspirants venus livrer leurs réflexions sur l’école d’aujourd’hui et de demain. Alors, qu’ils soient chercheurs, entrepreneurs de la EdTech, professeurs, parents, politiques ou même philosophes, tous partagent la même volonté de transformer l’éducation et de préparer la nouvelle génération aux défis de demain. Chaque semaine dans 20 sur 20, nous découvrons ces acteurs qui font bouger les lignes de l’éducation.
Dans cet épisode, Philippine Dolbeau rencontre Alicia Izard. Chargée de politique de mécénat culturel au sein du cabinet EY, elle devient directrice de l’innovation sociale du réseau “Les entreprises pour la Cité”. Après quelques mois passés à la coordination d’une entreprise à mission dans le domaine de la santé, elle prend la direction d’Eloquentia en octobre 2022, avec pour objectif de démultiplier l’impact de cette association, née il y a 10 ans. Eloquentia est développée autour de vraies valeurs de respect, d’écoute, de bienveillance pour initier les jeunes à la prise de parole. Dans cette continuité, elle a créé le plus grand concours d’éloquence à destination de la jeunesse francophone. Interview.
Eloquentia est une pédagogie qui a fait ses preuves et qui a fait l’objet du film À voix haute : la force de la parole. Quelle est l’histoire derrière ce film bouleversant ?
Alicia Izard : L’histoire du film est celle de Stéphane de Frétasse, fondateur des Programmes Eloquentia, devenu aujourd’hui une association. Stéphane a grandi en Seine-Saint-Denis, avec les codes des quartiers et dans une zone d’éducation prioritaire. À l’adolescence, il s’est retrouvé dans les beaux quartiers de la Porte d’Auteuil, car il rentrait en sport-études pour devenir basketteur professionnel. Il s’est alors retrouvé dans un univers où il n’y avait pas les mêmes codes éducatifs. Il l’a dans un premier temps mal vécu. […]
De par ces codes de l’expression oratoire qu’il ne maîtrisait pas, il s’est rendu compte que l’on remettait en question son intelligence et ses capacités. Il s’est relevé de cette expérience et a poursuivi un cursus d’études d’exception. Il s’est alors formé à l’éloquence et a rencontré Bertrand Perrier. Il a découvert les grands orateurs, la rhétorique, il s’est documenté et s’est passionné pour l’art oratoire, le discours. Une fois maîtrisé, il a eu envie de partager ses connaissances et de créer les premiers programmes de prise de parole éducative en milieu scolaire. Le premier concours est né fin 2012 et le film a été tourné en 2015, sachant que c’est Stéphane qui écrit et co-réalise le film.
Les élèves français ne sont pas formés pour s’exprimer. Est-ce que c’est quelque chose qui manque dans notre système éducatif ?
Alicia Izard : L’expression des uns et des autres, elle advient, mais de manière un petit peu anarchique, parfois brutale. Ce qui manque surtout aujourd’hui, c’est un cadre propice à cette liberté d’expression, pour qu’elle puisse s’exprimer de manière claire, apaisée et ouverte à l’autre. C’est vrai que ce que retiennent les jeunes en premier lieu, c’est notre cadre de valeur qui va leur permettre de s’exprimer dans un espace où la parole peut advenir. […] On évite cette culture du clash que l’on voit beaucoup aujourd’hui et on essaie plutôt de se dire : « Tu n’es pas d’accord ? Et pourquoi ? » On a ce jeu des pourquoi qu’on adore, qui permet de vraiment pousser le raisonnement et peut-être de changer d’avis ou d’admettre qu’on peut discuter avec des gens avec qui on n’est pas d’accord.
C’est une compétence clé de savoir parler aujourd’hui dans le monde professionnel ?
Alicia Izard : Il faut montrer la manière dont la prise de parole peut être un levier à l’école, pendant les études et dans la réussite scolaire. Elle est vraiment une compétence douce importante que les entreprises recherchent chez des jeunes qui n’ont pas encore beaucoup d’expérience. Ce n’est pas non plus un hasard si les personnes dans des parcours d’excellence reviennent se former à la prise de parole. Les entreprises de conseil et de formation en la matière fleurissent, c’est donc bien qu’il y a un besoin et que c’est quelque chose que l’on n’apprend pas assez dans le système éducatif. […] Aujourd’hui, on n’arrive pas à débloquer ces enjeux de prise de parole, on part vers une expression de valeur, de questionnement, peut-être de contrariété, beaucoup plus abrupte. La jeunesse ne se sent pas écoutée et comprise. Il est donc fondamental de les former à la prise de parole et c’est ce que l’on essaye d’apporter aux 15 000 jeunes que l’on accompagne chaque année.
Les concours d’éloquence se multiplient. Qu’est-ce que vous déduisez aujourd’hui, de cette mise en valeur assez récente de l’art oratoire en France ?
Alicia Izard : Les programmes mis en avant par Eloquentia et le film ont permis de mettre ce sujet sur le devant de la scène et d’œuvrer pour que la préparation à l’art oratoire soit plus présente dans les programmes scolaires. Mais les enseignants disent qu’ils manquent de temps pour préparer les épreuves du grand oral, du baccalauréat, l’oral du brevet… Il est donc nécessaire d’aménager des plages horaires pour travailler ces sujets-là. Certains enseignants ne se sentent pas assez armés. À Eloquentia, on propose des outils, un cadre, des moyens […] pour travailler avec l’enseignant sur le cadre scolaire, toujours en collectif et de manière ludique.
Parce que l’éloquence, ce n’est pas un truc de vieux, ce n’est pas réservé à certains domaines et certains métiers …
Alicia Izard : C’est exactement la vocation que s’est donnée Eloquentia. On souhaite permettre aux jeunes de prendre confiance, de se révéler, de s’émanciper par la prise de parole éducative. Tout le point, c’est celui de la démocratisation de l’art oratoire, du réenchantement de la prise de parole aussi, afin de montrer qu’elle est à portée de chacun. Le but est de montrer que les jeunes peuvent s’exprimer à leur manière, avec leur authenticité et que la prise de parole n’est pas seulement quelque chose de très codifié. Il y a plein de formes d’art oratoire. […]
Les jeunes, quand ils rejoignent nos programmes vont travailler la rhétorique, l’expression scénique, l’écriture créative. On va parler de slam, de poésie, etc… C’est très complet. On va travailler les techniques vocales et de respiration, mais aussi l’inspiration personnelle et professionnelle. Parce que c’est bien de savoir s’exprimer, mais encore faut-il savoir ce que l’on a envie de livrer de soi-même aux autres et au monde. […]
Qu’est-ce qui fait que quelqu’un est éloquent et réussit à sortir du lot ?
Alicia Izard : C’est une personne qui va nous toucher à la fois sur le fond et sur la forme. […] Dans les matières que je viens de vous citer, on va travailler le fond avec l’argumentation, la capacité à débattre avec les cours de rhétorique, quand on parle d’aspiration personnelle, professionnelle. Qu’est-ce que j’ai au fond des tripes ? Quelles sont mes valeurs, mes croyances ou mes convictions ?
Il faut aussi travailler la forme, l’expression scénique, l’écriture créative. Parfois, des jeunes vont être beaucoup plus dans une dimension théâtrale ou d’introspection. Il faut les deux. Un bon orateur nous touche à la fois sur le message qu’il délivre et sur la manière de venir nous toucher. On travaille beaucoup le triangle d’Aristote avec l’ethos, le logos et le pathos. Il faut les trois pour convaincre. […]
À chaque étape de sa vie professionnelle, savoir s’exprimer reste déterminant. Est-ce que c’est une compétence qui est de plus en plus recherchée par les entreprises ?
Alicia Izard : Oui, ça fait quelques années que les entreprises ont bougé sur le sujet. On parle beaucoup de hard skills, soft skills, aujourd’hui, on apprend à apprendre. Et finalement, la personne qui va dérouler une belle carrière, c’est celle qui va pouvoir rebondir, changer de métier, car les métiers évoluent extrêmement vite et se réinventent. […] Ça nous pousse effectivement à travailler la prise de parole dont on va avoir besoin toute sa vie. C’est un apprentissage qui prend du temps et qui va demander parfois de faire la paix avec soi-même, car on a tous nos difficultés à s’exprimer, par la peur du jugement, du manque de confiance en soi. […]
Qu’est-ce qu’il faudrait mettre en place, selon vous, dans les établissements du supérieur pour permettre à leurs élèves de développer des compétences aussi essentielles dans une vie que celle de la prise de parole ?
Alicia Izard : Évidemment, si on peut travailler la prise de parole éducative dans toutes les classes demain en France, ce serait extraordinaire. Mais les logiques collaboratives sont assez peu exercées à l’école jusqu’à arriver aux études supérieures. Après, dans le monde du travail, c’est quotidien. C’est ce qui crispe un certain nombre de problèmes, parce qu’on n’y est pas préparé, et que l’on a du mal à travailler avec des intelligences plurielles. […] C’est quelque chose qui prend beaucoup de temps et d’énergie à tout le monde, donc si on pouvait l’apprendre et le pratiquer plus tôt, ce serait intéressant.
Ce qui est très présent dans notre pédagogie, c’est la dimension collaborative. Aujourd’hui, on intervient en milieu scolaire auprès d’environ 13 000 jeunes parents et jeunes élèves, en présentiel, dans toute l’Île-de-France, dans les Bouches du Rhône, en région PACA. On reçoit beaucoup de demandes partout en France auxquelles on ne peut pas forcément répondre. On a donc développé une plateforme pédagogique numérique, à destination des enseignants, pour qu’ils puissent se saisir de nos contenus et mener des parcours “Portez sa voix”, en classe par eux-mêmes. […]
Cette plateforme en expérimentation nous a montré que la vraie force d’Eloquentia et de la pédagogie “Portez sa voix” est la dimension collective. On a décidé que cette plateforme ne serait pas à destination de l’élève à titre individuel, mais vraiment en classe, pour travailler en groupe, de manière ludique. On pousse les tables et les chaises, on projette notre support et on fait les exercices. C’est le fait de progresser à travers le regard de l’autre qui est très important dans notre méthode.
Quel est le retour des enseignants, et des élèves, qui participent à vos ateliers ?
Alicia Izard : C’est très émouvant, j’en ai souvent des frissons de les écouter et ça me fait hyper plaisir de les voir avec vraiment cette étincelle dans les yeux, et de voir que l’on a donné envie. On a des très belles histoires de jeunes qui sont devenus avocats, comédiens ou qui ont monté des associations. […] Tout ça, ce n’est pas Eloquentia, ce sont eux. Souvent, ils nous disent être surpris de se sentir écouté, considéré, par l’adulte, ou par les jeunes en face d’eux. Ils s’excusent parfois d’être là alors qu’ils ont beaucoup à dire, si tant est qu’on les écoute.
Parfois, ils ne mesurent pas à quel point ils peuvent être créatifs, capables d’argumenter. […] Du point de vue des enseignants, c’est parfois redécouvrir des élèves qui ne sont peut-être pas forcément les meilleurs éléments de la classe, proie au stress, et qui, là, vont participer, se révéler, et montrer un autre visage. Les enseignants nous disent que ça change les rapports et le regard des élèves sur eux-mêmes. On vient vraiment rebattre les cartes, il y a quelque chose qui se joue dans le regard de l’autre et c’est ce que je trouve vraiment intéressant dans le “avant-après”.
Est-ce que cette éloquence peut être d’une manière ou d’une autre dangereuse ? Est-ce qu’on peut être quelque part “ébloui” par quelqu’un et par son art oratoire, au point d’en oublier le fond de sa pensée ?
Alicia Izard : L’histoire nous a montré qu’il faut parfois se méfier des bons orateurs. Nous, éloquenciers, nous intervenons dans plein de domaines : en milieu scolaire, dans des parcours d’excellence, pour des personnes éloignées de l’emploi ou des jeunes sous main de justice. En l’occurrence, à l’issue d’un parcours que l’on menait en détention, il y avait un des jeunes qui avait dans sa posture et dans sa manière de s’exprimer une différence tellement marquée avec les autres co-détenus que j’avais un doute sur le fait qu’il faisait partie des détenus. J’avais un doute dans sa posture, sa manière d’être, il participait énormément. Il inspirait confiance et aidait les autres.
Quelque temps après, je reçois un appel de l’animatrice pédagogique qui avait animé ce parcours. Elle m’explique qu’il y avait une affaire à ce moment-là très médiatisée de violences sexuelles et que le nom qui est sorti est celui de la personne que j’avais remarquée. Cela a beaucoup heurté l’animatrice de se dire que peut-être, à travers nos interventions, on allait donner des clés à quelqu’un qui pouvait potentiellement faire du mal. Pour moi, ça fait partie du caractère inconditionnel. On ne sait pas ce qu’a fait la personne et ce qu’elle n’a pas fait. On accompagne les personnes de manière inconditionnelle. Peut-être que ça va changer la vie de la personne, sa manière d’entrevoir le monde et qu’elle va l’utiliser pour faire le bien. Peut-être pas. On n’en est pas responsable.
Nous, ce dont on est responsable, c’est de faire notre métier avec éthique. Cela pourrait arriver aussi à des jeunes qu’on forme dans le cadre de l’école ou de parcours d’excellence ou partout ailleurs. Le bien, le mal, il est partout et il n’est pas qu’entre les murs de la prison. Il faut donc pouvoir composer avec. Mais malheureusement, oui, certains grands orateurs, que ce soit dans le monde politique ou ailleurs, utilisent la prise de parole à mauvais escient. En se formant à la prise de parole, on doit être capable de se faire une idée et de se rendre compte de l’authenticité, de cette prise de parole, de la sincérité de ce qu’il y a derrière et pouvoir, peut-être, être mieux armé contre ces potentiels fossoyeurs. […]