Laurent Champaney : « Derrière Parcoursup, il y a des gens, des professeurs, qui cherchent à faire réussir les jeunes ! »

Laurent Champaney au micro de L'Express Education

Bienvenue dans 20 sur 20, le podcast de L’Express Education. Philippine Dolbeau, entrepreneure, conférencière et animatrice télé, y accueille des personnalités du monde de l’éducation, des hommes et des femmes inspirants venus livrer leurs réflexions sur l’école d’aujourd’hui et de demain. Alors, qu’ils soient chercheurs, entrepreneurs de la EdTech, professeurs, parents, politiques ou même philosophes, tous partagent la même volonté de transformer l’éducation et de préparer la nouvelle génération aux défis de demain. Chaque semaine dans 20 sur 20, nous découvrons ces acteurs qui font bouger les lignes de l’éducation.


Dans ce premier épisode, Philippine Dolbeau rencontre Laurent Champaney, président de l’Institut Polytechnique des Arts et métiers, et président de la Conférence des Grandes Écoles Françaises. Créée en 1973, la CGE rassemble aujourd’hui 245 instituts d’études politiques, grandes écoles d’ingénieurs, de management, d’architecture, de design, toutes reconnues par l’État, délivrant, a minima, un diplôme de grade master.

Laurent Champaney : Ce qui rassemble ces écoles, c’est le fait qu’elles forment des cadres pour les entreprises et pour les organisations. Ce qui intéresse la Conférence des Grandes Écoles, c’est comment est-ce qu’on recrute et forme un cadre ? Et comment est-ce qu’il s’insère dans une entreprise et peut transformer l’économie française ?

Nos deux autres métiers sont de représenter les Grandes Écoles et leur modèle et de fournir à ces établissements des plans de formation (MSI, Master Spécialisé) qui améliorent l’insertion professionnelle de leurs diplômés.

Laurent Champaney : C’est une association de loi 1901, donc c’est un travail de bénévole de président d’association. Il y a une équipe et une délégation générale qui est pilotée par le délégué général Luc Brunet, qui fait tourner la machine. Mon rôle est d’animer l’Assemblée Générale et le Conseil d’Administration, et surtout de représenter les écoles auprès des ministères, principalement celui de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, mais aussi auprès de parlementaires, parce qu’on se rend compte que la perception que la société a des grandes écoles est un peu biaisée. Dans l’esprit de beaucoup de gens, une grande école c’est privée et c’est chère. Alors qu’en fait, à la CGE, les deux tiers des établissements sont publics et pas chers.

Laurent Champaney : Oui, ce sont des questions d’orientation et de sélection. La question de base c’est : comment on recrute des jeunes pour qu’ils deviennent des cadres ? Il y a des grandes écoles qui commencent après le bac : donc c’est la question de Parcoursup. Comment fonctionne Parcoursup et comment on sélectionne des jeunes de Parcoursup ? C’est la question, avant ça, de la réforme du bac, par exemple. Quel impact cette réforme a sur la formation de ces jeunes-là ? Et puis après, c’est les questions de la classe préparatoire aux grandes écoles, qui reste l’arête principale de nos recrutements, et tous les concours pour orienter les jeunes des classes prépas vers les écoles.

On fait partie des représentants de l’enseignement supérieur qui sont interrogés sur ces réformes. Il faut pouvoir répondre aux interrogations du ministère de l’Éducation nationale, du ministère de l’Enseignement supérieur. Il faut représenter les écoles. On est un peu des spécialistes de ces questions-là.

Laurent Champaney : Il y a une chose sur laquelle beaucoup de monde tape, surtout en période électorale, c’est Parcoursup. Nous, on est de grands défenseurs de Parcoursup parce qu’on se souvient de l’époque où l’orientation vers le supérieur signifiait faire la queue, aller chercher des dossiers papiers, etc. Il y avait une espèce de délits d’initiés entre ceux qui connaissaient telle ou telle formation et ceux qui ne les connaissaient pas.

Aujourd’hui, on a une plateforme sur laquelle tout le monde a accès à la même information, que l’on soit en France ou à l’étranger. On brandit souvent le mythe de l’algorithme Parcoursup. Nous, on rappelle que derrière Parcoursup, il y a des gens. Ce sont des enseignants qui cherchent à faire réussir des jeunes. Et faire réussir des jeunes, c’est aussi les sélectionner. Parce que mettre un jeune dans une formation pour laquelle il n’a pas le niveau, ce n’est pas le faire réussir. On aime bien rappeler que Parcoursup, cette année, aura orienté 950 000 jeunes vers 23 000 formations. Ceux qui disent : il faut jeter Parcoursup, qu’ils nous disent d’abord ce qu’il faut mettre à la place.

Laurent Champaney : Tout à fait, parce que cela nous ramènerait à des modèles de délits d’initiés où, forcément, ceux dont les parents ont fait des études supérieures, ceux qui connaissent « untel » sauront mieux s’orienter que les autres. Là, on a une plateforme sur laquelle tout le monde a les mêmes chances. Je crois que j’ai même écrit que c’était un acte antisocial. C’est un mot fort, mais j’en suis convaincu. C’est-à-dire que là, il y a vraiment de l’équité dans l’orientation. […]

Laurent Champaney : Les Arts et métiers, c’est une école qui a été créée à la fin du XVIIIe siècle pour accompagner la première révolution industrielle. Il fallait mécaniser l’industrie : on passait d’un travail manuel à un travail mécanique. Un penseur a alors eu l’idée de former des gens à la fois aux sciences et aux métiers. Dans les campus des arts et métiers, on trouve des ateliers avec des machines-outils, avec une forge, avec une fonderie. Ça n’existe quasiment plus nulle part ailleurs. On a accompagné la deuxième révolution industrielle (l’électrification) et la troisième (l’organisation, la robotisation). Aujourd’hui, on travaille sur la quatrième et la cinquième qui sont le digital et l’environnemental. Quand l’industrie va mal, l’école ne va pas très bien. Et quand l’industrie a le vent en poupe, comme c’est en ce moment le cas, quand on parle de réindustrialisation impérieuse nécessaire pour le pays, on va mieux.

Laurent Champaney : Aujourd’hui, on retrouve 16 % de jeunes femmes à l’entrée en première année d’ingénieur après une classe prépa, niveau bac+2. C’est un chiffre qui a doublé entre 2000 et 2010 et qui, depuis, reste assez stable et qui a même baissé un petit peu après la réforme du bac. Pourquoi ? Parce que l’industrie, les sciences et les technologies souffrent encore de stéréotypes, alors même que les jeunes femmes réussissent mieux leurs études et sont mieux payées que les garçons en sorties d’études. Pourquoi est-ce qu’elles sont mieux payées ? Parce que dans l’industrie, on forme des gens qui vont sur le terrain, qui prennent des responsabilités dans des métiers où il y a parfois du danger, où il y a besoin d’organisation. Et les jeunes femmes, à 23 ans ou à 25 ans réussissent mieux, elles sont là et on a confiance en elles.

Laurent Champaney : Oui, c’est un des effets. Nous, on était pour cette réforme et pour le fait de donner la possibilité aux jeunes de choisir leur orientation plus tôt. Effectivement, il existe une espèce de culture française qui fait qu’on va privilégier assez tôt les filières maths et physiques. On utilise le terme de “voie royale” alors que ça ne l’est pas forcément. Or, on voit que les jeunes filles, aujourd’hui, vont moins dans la filière maths-physiques que les garçons. Ce n’est pas qu’une question de genre, c’est aussi une question de classe sociale. Les gens les plus aisés vont plus facilement dans ces formations-là. Donc, ça a eu aussi un impact sur la diversité sociale dans nos écoles. Aux arts et métiers, on a noté une baisse d’un ou 2 % du taux de jeunes femmes, ce qui, quand on est 16 000, est déjà significatif. 

D’ailleurs, El Bush, qui fait un travail fantastique, amène des femmes ingénieurs comme rôle modèle et des étudiantes ingénieurs jusque dans les collèges, parce qu’on sait que c’est plus tôt que les choses se décident. C’est vraiment culturel. On s’en aperçoit aux arts et métiers car on est en train d’ouvrir un campus au Maroc. Là-bas, on a 50 % de jeunes femmes, voire plus, parce que, être ingénieur, c’est aussi une façon d’être autonome, d’avoir un bon salaire, d’avoir des responsabilités. En France, on n’est pas comme ça et c’est malheureux.

Laurent Champaney : Parce qu’aujourd’hui, dans l’image de beaucoup de jeunes : “industrie” signifie “produire à tout va, n’importe quoi, pour faire de l’argent”. Or, si on veut réindustrialiser et construire une certaine souveraineté industrielle, il faut rappeler que l’industrie, normalement, est là pour répondre aux besoins du plus grand nombre et de la société. Je suis assez convaincu que les femmes sont plus à même d’être sensibles aux besoins de la société que les hommes. Et puis, elles représentent aussi 50 % de l’humanité, donc, au moins 50 % de son intelligence. Après, quand je dis ça, souvent, je me fais taper dessus, mais les femmes sont moins dans la délinquance et plus dans le care, comme on dit. Donc aujourd’hui, je pense que l’industrie a besoin de ça et que cette image très masculine de l’industrie, qui porte une certaine violence, n’est pas ce qu’il faut pour le secteur aujourd’hui.

Laurent Champaney : Je pense que ce n’est pas la seule. Il y a aussi la famille, les parents. C’est un changement de société global qui doit s’engager sur la question. Pour les jeunes, ce n’est pas forcément auprès de leur parents ou de leurs professeurs qu’ils vont chercher conseils. Les jeunes sont très imprégnés de culture. Or, l’ingénierie ou l’industrie y sont absentes. Est-ce que vous avez vu une série ou un film qui se passe dans le monde de l’industrie et montre des ingénieurs au travail ? Non. Si, vous avez certains films qui montrent Zola, ou Peaky Blinders, avec des images plein de fumée. Et puis, vous avez aussi des mouvements sociaux dans les usines. Ce n’est pas cela qui va attirer les gens. Cette absence de l’industrie et des ingénieurs dans la culture nuit fortement à l’orientation des jeunes.

Les Arts et Métiers est la seule école d’ingénieurs qui est présente à Globalindustrie, qui est un gros salon industrielle français. Quand je vais là-bas, je vois des gens qui sont fiers de ce qu’ils font. Ils ne sont pas là pour me vendre leurs produits, mais pour me montrer qu’ils ont fait des choses supers et qu’ils en sont très fiers. Ça, la fierté, c’est quelque chose qu’il faut montrer davantage. […]

Laurent Champaney : Ce que l’on voit, c’est qu’on a effectivement des projets industriels qui patinent parce qu’on manque d’ingénieurs sur le terrain. Le nucléaire, par exemple, aujourd’hui doit repartir et ne va pas assez vite. Il faut des gens sur le terrain. Parce qu’en plus de cela, il faut que tout soit décarboné. Alors, des gens qui vont vous expliquer qu’il faut décarboner, on en trouve beaucoup, mais des gens qui vont dire comment, et surtout qui vont le faire, on en trouve beaucoup moins. C’est là qu’on s’aperçoit qu’on a besoin de gens de terrain. […]

Laurent Champaney : Oui, je pense. On récupère aux Arts et Métiers des étudiants brillants, qui ont fait des études en sciences assez engageantes. On voit qu’ils ne connaissent pas l’industrie. Donc, tout ce qui peut leur permettre d’aller dans des entreprises industrielles pour voir à quoi cela ressemble et pour voir la fierté des gens qui y travaillent, est quelque chose d’utile. Après, c’est vrai que deux semaines, ce n’est pas assez long, mais c’est toujours mieux que rien. On a aussi comme difficulté que des environnements industriels, de production, sont dangereux. Il faut parfois être formé pour y accéder. Or, en seconde, c’est peut-être un peu jeune pour pouvoir se rendre dans ces environnements-là. Mais il y en a plein d’autres qui y ressemblent.

Laurent Champaney : Je pense que cela fait partie des solutions. On a aujourd’hui beaucoup de données objectives qui ont été produites par Parcoursup et qui décrivent comment une génération de bacheliers s’est projetée dans l’enseignement supérieur et y a évolué. Si on veut lutter contre les stéréotypes, l’intelligence artificielle, capable de sortir une information objective d’une grosse masse de données, est une solution. Des outils issus de Parcoursup sont d’ailleurs en test pour donner aux élèves de seconde, via l’intelligence artificielle, des idées de projection. […]

Laurent Champaney : On ne donne pas beaucoup de directives aux écoles. On est plutôt dans le partage de bonnes pratiques. Vous savez, dans notre métier on ne donne pas beaucoup d’ordres à des enseignants et à des enseignants-chercheurs parce qu’ils ont une certaine liberté pédagogique. On va plutôt leur montrer ce que font les autres et comment ils le font, pour leur donner envie de faire. Et on s’aperçoit qu’effectivement, même s’il y a encore des peurs et que les outils d’intelligence artificielle ne sont pas proposés de manière massive, il y a des gens qui les utilisent de plus en plus.

Laurent Champaney : Il ne faut surtout pas interdire. Quand on forme des gens à rédiger des textes, s’il y a un outil qui rédige à notre place, la question devient : est-ce que c’est toujours utile de former des gens à rédiger des textes ? C’est ça qu’il faut se demander. On voit des enseignants par le monde qui ont des supers idées d’usage de l’intelligence artificielle. Par exemple, ils ont créé des forums sur lesquels les étudiants s’entraident pour répondre à des questions qu’ils se posent entre eux. Ils ont rajouté de l’intelligence artificielle et maintenant, les étudiants corrigent les erreurs de l’intelligence artificielle. Cela forme des étudiants encore plus intelligents. Il faut vraiment avancer avec ces outils-là.

Laurent Champaney : Oui, parce qu’on l’a vu au cours du temps, l’information est de plus en plus facilement manipulable. La déformation de l’information, c’est vieux comme le monde. Aujourd’hui, c’est vrai qu’avec l’intelligence artificielle les photos et les vidéos peuvent être manipulées. Si on ne vit qu’à travers cette information-là, c’est très facile d’être manipulé soi-même. Être sur le terrain, se forger sa propre connaissance dans les échanges avec les autres est donc fondamental. Et être capable d’avoir un certain sens critique, c’est quelque chose d’essentiel. J’étais assez frappé de voir les débats qu’il y a eu sur les questions d’antisémitisme à Sciences-Po. On voyait des jeunes qui se hurlaient dessus dans la rue. Ils ne s’écoutaient pas. On ne sait plus s’écouter. Pouvoir dialoguer et accepter d’admettre que l’on s’est trompé, c’est quelque chose qu’on ne sait plus faire. Or, on a besoin de ça. […]

Laurent Champaney : J’interviendrais en premier au collège pour y réintégrer des activités pratiques, manuelles et collectives. Parce que je trouve qu’aujourd’hui, on a des jeunes qui ont de l’or dans les mains, qui n’ont jamais la possibilité de le découvrir et qui vivote dans l’enseignement secondaire, puis dans le supérieur. Un exemple, on nous dit souvent : « Rendez-vous compte, tel diplômé de grande école est devenu fleuriste ou pâtissier. C’est génial ! » Oui, c’est génial parce que ce sont ces gens-là qui vont transformer le métier de fleuriste ou de pâtissier.