Le XXe siècle et les précédents ont organisé la connaissance. Le XXIe siècle devra-t-il organiser la connaissance de soi ? Dans un monde désormais “liquide”, instable, imprévisible, l’enjeu éducatif se déplace : il ne s’agit plus seulement de savoir, mais de savoir s’orienter dans l’incertitude. Pour cela, une discipline émerge, la carriérologie. Une grammaire inédite s’impose, comme une évidence, devant nos yeux pourtant, mais cachée depuis des siècles : be+ have = behave.
Cette tribune, rédigée par Jean Baptiste Morin, carriérologue et Dirigeant Fondateur de la EdTech BeHave Orientation & Careers, est un appel à repenser l’éducation et l’enseignement supérieur à l’aune de la société liquide ; à considérer que la connaissance de soi et l’orientation sont sans doute les grands défis anthropologiques du XXIe siècle. Explications.
Éducation, formation et société liquide
L’éducation a longtemps été considérée et perçue dans les sociétés modernes comme un “produit”, selon le terme d’Edward D. Myers1, dont le diplôme serait le certificat de conformité, la preuve que le diplômé “fabriqué” est “garanti sans défaut” ou presque. Par l’examen ou le concours réussi, il est capable de prouver qu’il a digéré des connaissances, savoirs, savoir-faire ou compétences au moment précis où on le lui a demandé. Prouver l’étendue et la maîtrise de ses connaissances et compétences était le sésame vers une employabilité durable. C’était le temps des sociétés solides. L’éducation y fonctionnait comme un rituel de transmission de savoirs structurés, immuables, universels : 1+1=2 ; B+A=BA, des connaissances solides, identiques pour tout le monde.
Aujourd’hui, ce socle se fissure. Le sociologue Zygmunt Bauman observait dès le début des années 2000, une mutation radicale de nos sociétés : la transition d’un monde solide à une modernité liquide. Dans une société liquide, les repères se dissolvent, les trajectoires professionnelles se fragmentent, les compétences sont volatiles, et les institutions peinent à remplir leur promesse de stabilité. Études, sondages, données : toutes pointent dans la même direction. L’accès à la connaissance, hier vecteur d’émancipation durable, d’ascension sociale, semble ne plus suffire.
Bauman résume cette mutation d’un trait : « Dans ce nouveau monde, on attend des individus qu’ils trouvent des solutions privées aux problèmes générés par la société, et non plus des réponses collectives aux difficultés individuelles. »2
À titre d’exemple, le glissement vers la société liquide trouve un écho saisissant dans une réforme emblématique de la formation professionnelle : la transformation, en 2014, du Droit Individuel à la Formation (DIF) en Compte Personnel de Formation (CPF). Avec le DIF, le salarié dépendait solidement (fortement) de la volonté de son employeur pour se former. Le CPF, en revanche, confère à chaque individu la liberté de choisir, en toute autonomie, les compétences qu’il souhaite acquérir, au moment qui lui semble opportun.
Ce basculement n’est pas qu’un changement technique ou légal : il illustre parfaitement la liquéfaction du rapport à la formation et à la gestion de carrière, le transfert de la responsabilité de l’employeur vers l’individu. Par ricochet, c’est toute la question de l’orientation qui se déplace. Elle n’est plus une simple étape ponctuelle voire administrative au moment de l’adolescence, mais une quête de sens, diffuse, continue et existentielle. Il est d’ailleurs intéressant d’observer la concomitance entre l’apparition du terme société liquide (Bauman, 2002) et l’essor du principe de la formation tout au long de la vie, à l’instar de la loi du même nom promulguée en 2004.
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Une bascule éducative : de la pédagogie à la carriérologie
Cette mutation impose un renversement paradigmatique : l’individu ne peut plus se contenter d’apprendre le monde, il doit apprendre à s’y situer. Pour cela, il ne suffit plus de connaître — il faut aussi se connaître.
Les sociétés solides ont su transmettre le savoir grâce à la pédagogie. Celle-ci, avec ses fondamentaux (1+1=2, le B.A.-BA…), a permis à des générations d’apprendre à lire, écrire, compter. Parfait.
Mais pour apprendre à se connaître, quel levier mobiliser ? Faut-il inventer une connaissance liquide ? Existe-t-il une grammaire de la connaissance de soi ? Une pédagogie du développement personnel qui échapperait aux recettes standardisées ? En vérité, ce levier existe déjà : la carriérologie.
Peu connue encore, née dans les années 1980 au Canada, cette discipline étudie les trajectoires professionnelles, les bifurcations, les transitions, à l’intersection de la sociologie, de la psychologie de l’orientation et des sciences de l’éducation.
La carriérologie ne prétend pas tracer des routes toutes faites. Elle cherche à comprendre comment, dans leur diversité, les individus donnent du sens à leurs choix professionnels en période d’incertitude. Elle modélise les mécanismes universels qui façonnent les carrières, et ce faisant, veut offrir et structurer ces modèles pour les générations suivantes. En somme, la carriéro-logie est la pédagogie de la carrière.
Et son heure est venue ! La carriérologie est précisément la discipline des sociétés liquides. Elle ne remplace pas la pédagogie : elle la prolonge. Là où la pédagogie sait transmettre massivement des savoirs uniformes, la carriérologie aide à trouver comment et où les incarner, individuellement. Elle accompagne le passage du savoir au sens, du diplôme au projet de vie, du parcours au récit, du savoir-faire au savoir-devenir.
Dès lors, une question centrale se pose : si la carriérologie est à la connaissance de soi ce que la pédagogie est à la connaissance, possède-t-elle, elle aussi, ses motifs fondamentaux, sa grammaire, ses équations élémentaires ?
La réponse est oui. Une équation existe : elle est structurante, universelle, personnelle, évidente. Elle était pourtant devant nos yeux, subtilement dissimulée dans un mot, depuis des siècles.
L’équation de la connaissance de soi : be + have = behave
Les compétences dites comportementales affolent les sphères professionnelles depuis le milieu des années 2000 ; comme si le comportement d’une personne, par exemple un candidat, pouvait garantir à lui seul une fiabilité professionnelle, la promesse d’une performance, d’un professionnalisme à toute épreuve. Sans doute pas uniquement, mais suffisamment pour prêter attention à ce mot : le comportement.
Be + have = behave. Derrière cette formule en apparence simple se cache une proposition audacieuse, une expertise éprouvée : essaimer un socle universel et individuel pour concevoir son orientation dans un monde instable.
Le « be » désigne ce que vous êtes (to be) — votre personnalité, votre tempérament, votre caractère, vos traits singuliers. Le « have », ce que vous possédez (to have) — vos compétences, vos connaissances, votre expertise.
De la rencontre entre ces deux dimensions naît le « behave » : votre identité professionnelle contient l’ensemble des métiers mobilisant votre be et votre have, et donc susceptibles de vous plaire. Identifiant puis exerçant ces métiers, vous mettez toutes les chances de votre côté de générer un comportement (behave) désirable pour les recruteurs et les entreprises. Le comportement, tant convoité, devient ainsi le fruit d’une très fine connaissance de soi (be + have).

Cette équation n’est ni un sympathique jeu de mots, ni une formule creuse. Le corpus pédagogique qui en découle résulte de dix années d’expérimentations auprès de plus de 10 000 étudiants et professionnels, en France et à l’international. L’expertise carriérologique sous-jacente fait aujourd’hui l’objet d’un doctorat en sciences de l’éducation et psychologie de l’orientation à l’Université Catholique de l’Ouest (Angers). Elle a été éprouvée dans les contextes académiques les plus divers : écoles de management, universités, écoles d’ingénieurs, IUT, BTS : précisément aux moments où les carrières prennent racine.
Son efficacité repose sur sa simplicité opérationnelle et sa facilité d’appropriation. Comme le B.A.-BA, be + have = behave peut être enseigné, transmis, partagé, diffusé, sans limite. Commun à tous, propre à chacun. Une équation pour massifier l’orientation sans l’uniformiser. Pour l’individualiser sans l’infantiliser.
Une porte d’entrée vers la connaissance de soi. Mieux : un déclencheur de maturité professionnelle pour les générations à venir. Cette maturité consiste à considérer, a priori, que tout parcours de vie constitue en lui-même un terreau fertile duquel émergera, en son temps, un alignement professionnel, atteignable, épanouissant pour soi et fécond pour le monde. Cette maturité induit une lucidité quant à sa personnalité et son caractère (be), ses connaissances, compétences et savoir-faire acquis ou à acquérir (have), le tout prenant appui sur ses appétences, dons ou charismes conscients ou qu’il faut révéler.
La place de la carriérologie dans les corpus académiques
La carriérologie ne s’enseigne pas comme un cours magistral et ne s’évalue pas à coups de partiels. On ne peut pas exiger d’un étudiant qu’il ait un projet professionnel “mature” à la fin d’un semestre pour valider son diplôme. L’orientation et la connaissance de soi relèvent d’un cheminement personnel, intime, non linéaire, qui doit échapper aux cadres académiques traditionnels.
Mais cela ne signifie pas que la carriérologie est inopérante à grande échelle ou inapplicable académiquement. Tout l’enjeu est de proposer un cadre structuré — indexé sur un contexte d’obligation de moyens, non de résultats — dans lequel chacun peut mûrir à son rythme. La pédagogie carriérologique fonctionne comme une graine semée : elle irrigue les esprits, les cœurs et les intelligences, laisse infuser, et produit un alignement durable lorsqu’elle rencontre le bon moment intérieur.
La carriérologie trouve un terreau particulièrement favorable dans la dynamique actuelle de l’enseignement supérieur, marqué par l’essor des pédagogies expérientielles et individualisées. Les outils numériques comme la réalité virtuelle ou l’intelligence artificielle facilitent aujourd’hui ce type d’accompagnement, en permettant à chacun d’explorer son identité professionnelle selon sa propre temporalité.
Face à l’engouement pour des modèles simplifiés comme l’Ikigai — séduisant mais originellement pas pensé pour l’orientation — la combinaison de la carriérologie et de l’équation be + have = behave offre une approche rigoureuse, ancrée dans la recherche académique et déjà éprouvée.
Le séquençage pédagogique correspondant mêle le meilleur du face-à-face pédagogique (de 3h à 6h) pour la nécessaire mise en perspective avec des intervenants/facilitateurs et le meilleur de la technologie (IA, VR) pour l’exploration individuelle du be, du have, du behave (via l’IA, environ 90 min) et l’entraînement à incarner son projet professionnel dans des environnements larges de recrutements (via la VR, environ 45 min).
De la même façon que la technologie a pu mettre en danger l’acquisition de connaissances (par exemple, la démocratisation de la calculatrice pour l’apprentissage du calcul), la technologie doit être positionnée au moment opportun pour simplement accélérer le processus de maturité et ne pas tenter l’étudiant de s’en remettre (trop) à elle.
La carriérologie propose ainsi aux établissements un modèle scalable, respectueux des rythmes personnels et compatible avec les exigences académiques (accréditations, syllabus, curriculum…) pour répondre à l’un des plus grands enjeux éducatifs du XXIe siècle : permettre à chacun de devenir acteur de son orientation.
1Edward D. MYERS (1960), Education in the Perspective of History, New York, Harper 1960, p. 262.
2 Zygmunt BAUMAN. (2002). Défis pour l’éducation dans la liquidité des temps modernes. Diogène, 197(1), 13–28.
NOTRE RÉSUMÉ EN
5 points clés
PAR L'EXPRESS CONNECT IA
(VÉRIFIÉ PAR NOTRE RÉDACTION)
Voici un résumé en cinq points clés de l’article sur le sujet : Carriérologie, une orientation solide pour une société liquide
De la société “solide” à la société “liquide” : un basculement éducatif majeur
Le sociologue Zygmunt Bauman l’avait anticipé : nos repères collectifs se dissolvent, les carrières se fragmentent et la stabilité devient rare. Dans ce contexte, l’éducation ne peut plus se limiter à transmettre des savoirs, mais doit aider chacun à s’orienter dans l’incertitude. L’enjeu du XXIᵉ siècle : passer d’un modèle de transmission à un modèle d’orientation.
La connaissance ne suffit plus, place à la connaissance de soi
Autrefois, le diplôme garantissait une employabilité durable. Aujourd’hui, il ne protège plus de l’instabilité. La véritable compétence devient la capacité à se connaître et à se situer dans un monde mouvant. L’orientation n’est plus une étape ponctuelle, mais une démarche continue, existentielle, et profondément personnelle.
La carriérologie : la nouvelle discipline de l’orientation
Née au Canada dans les années 1980, la carriérologie s’impose comme une science de la trajectoire professionnelle. Elle analyse comment les individus construisent du sens dans leurs choix de vie et de carrière. Discipline du “savoir-devenir”, elle prolonge la pédagogie traditionnelle en intégrant la dimension identitaire et existentielle du parcours.
L’équation clé : be + have = behave
Cette formule résume la grammaire de la connaissance de soi :
Be : ce que l’on est (personnalité, valeurs, tempérament).
Have : ce que l’on possède (compétences, savoir-faire).
Behave : le comportement, fruit de l’alignement entre les deux.
Cette équation, déployée auprès de plus de 10 000 étudiants/jeunes diplômés, devient un outil universel pour structurer l’orientation et révéler le potentiel individuel.Vers une pédagogie du “savoir-devenir”
La carriérologie ne se note pas : elle s’expérimente. Elle trouve sa place dans les pédagogies expérientielles et personnalisées, appuyées par les technologies (IA, VR). Son objectif : faire naître une génération de professionnels matures, capables d’aligner ce qu’ils sont, ce qu’ils savent et ce qu’ils peuvent devenir…













